Le nom d’Adolf Hitler occupe une place tout à fait particulière dans l'histoire
du XXe siècle et, par certains côtés, elle pourrait presque paraître
excessive. Après tout, ni le fascisme, ni le totalitarisme, ni la barbarie elle-même
n’avaient commencé avec lui. D’un point de vue strictement factuel, il est établi
que certains dictateurs tels Pol Pot ou Mao Zedong massacrèrent une proportion nettement
plus considérable de leur population. Par sa durée même le Troisième Reich est
dépassé par bien des régimes tyranniques et dictatoriaux ; loin d’être
millénaire comme les Nazis l’avaient souhaité, il constitua une parenthèse dans
l’histoire allemande : elle s’ouvrit le 30 janvier 1933 pour se refermer à
peine douze ans plus tard.
Pourtant, lorsque le citoyen européen s’interroge sur ce qui constitue
le fait marquant du XXe siècle, la barbarie nazie est souvent
l’élément historique qui lui vient à l’esprit de prime abord. Bien que les
choix de l'Histoire « collective » aient évidemment leur raison que
la raison ignore, cette fixation sur Hitler est due en large partie à un
sentiment fort compréhensible d'horreur. Il n'en reste pas moins que notre
époque a plus que jamais le besoin de comprendre, non de sentir, d'analyser,
non d'imaginer, la nature et les causes du national-socialisme hitlérien.
L'usage du terme « national-socialisme » n'a sans doute pas
heurté la sensibilité du lecteur ni questionné son intelligence. Il faut dire
que ces deux mots assemblés l'un à l'autre sont devenus un véritable concept
sans substance. Depuis des décennies, d’innombrables historiens ont prétendu en
clarifier le sens. Ils n’ont fait que le masquer, le dissimulant derrière
l’antisémitisme, qui n’en fut qu’une des composantes, et derrière le totalitarisme
brutal, dont ils rendent responsable la seule personnalité d’Hitler. Pourtant,
les mots ont un sens, et personne ne peut raisonnablement parler du
national-socialisme sans savoir ce que veulent dire et le nationalisme et le
socialisme, et pourquoi ils furent réunis en une seule doctrine politique. La
dénomination d’un mouvement politique n’obéit pas aux forces aveugles du
hasard, et nous verrons par la suite qu’Hitler prenait très au sérieux cette
expression. Il nous faut donc la comprendre.
Tout bien considéré, le même besoin de définition resurgit pour
l’analyse de toutes les Weltanschauungen,
les grandes
« conceptions du monde ». Le communisme, par exemple, était
explicitement défini comme l'idéologie politique basée sur la volonté de mettre
en commun, et donc sur le sacrifice
de chacun au profit de tous. Et l'individu a été sacrifié. Si nous avions
compris, à l’époque, la véritable nature de ce système, un tel sacrifice aurait
certainement pu être évité. Au moins une telle connaissance empêche-t-elle à
présent une « expérience » semblable de prendre à nouveau racine dans
le monde développé. Maintenant, en somme, il semble que nous savons.
Avant tout, le communisme semble être l’objet de moins de
mystifications. Chacun en comprend maintenant la vraie nature, bien que peu
osent véritablement en tirer les conséquences jusqu’au bout. Si une grande
majorité d’européens comprend bien qu’il serait illusoire et dangereux de
mettre toutes les richesses en commun et que le communisme total ne peut amener que misère et chaos, ils semblent
être peu nombreux à comprendre que mettre certaines choses en commun,
pratiquer, en somme, un communisme
partiel, ne saurait apporter d’autres résultats. Sans doute s’imaginent-ils
qu’il est possible d’éliminer la nocivité d’un poison en choisissant de n’en
avaler qu’un demi-verre.
Mais qu’en est-il, sous cet angle, de l’idéologie nazie ? En
observant les différentes facettes du national-socialisme, en mettant à nue,
par-delà les banalités des interprétations populaires, sa véritable essence,
notre génération n’aurait-elle pas aussi de grandes leçons à tirer ? Nous
le savons tous : « ceux qui ne connaissent pas l’histoire sont
condamnés à la répéter. » Cette vérité n’est que trop connue, et
pourtant elle semble partout méprisée. Sans doute est-ce sans honte aucune que
beaucoup se figurent que la discussion que nous nous apprêtons à mener dans ce
livre n’est qu’une futilité théorique, à des années lumières des problèmes de
notre temps.
Pourtant, le chômage de masse et la désillusion face aux conditions
économiques de l’époque furent les deux éléments fondamentaux qui remuaient la
société allemande avant que le national-socialisme ne s’y impose. Frappée par une crise dont elle ne se sentait nullement
responsable, l'Allemagne du début des années 1930 ne semblait plus savoir quelle
route emprunter. Le communisme avait déjà montré son échec en Russie
soviétique ; le capitalisme, disait-on à l'inverse, venait de provoquer
une crise sans précédent. Piégés entre les deux et ne sachant trop où aller,
une majorité d'électeurs se dirigea ainsi vers le parti national-socialiste
d'Adolf Hitler, un parti qui, par ses élans nationalistes, révolutionnaires et socialistes
à la fois, semblait présenter à l'Allemagne les réponses qu'elle attendait
tant.
Agitée par les mêmes forces, l’Europe du début du XXIe siècle
est-elle dans une situation si différente que nous puissions balayer le
souvenir du nazisme d’un revers de main ? La réponse ne peut pas être
autre que négative. Si notre génération souhaite se prémunir du retour, sous
quelque forme que ce soit, du fascisme de type national-socialiste tel qu’il a
sévi en Allemagne entre 1933 et 1945, la connaissance et la compréhension des
mécanismes qui l’ont fait apparaître et des bases sur lesquelles il s’est
élevé, est évidemment une nécessité pratique,
et de première importance.
Bien que mon approche constitue une originalité en elle-même, les faits
que la description historique reprend tout au long de ce livre sont tous sauf
nouveaux. Je ne prétends pas apporter de connaissances originales ni former mon
propre courant historiographique. Utilisant le matériel fourni par soixante ans
de recherches historiques, je m’efforce d’apporter du sens à une accumulation
désordonnée et parfois contradictoire de travaux qui empêchait selon moi de
parvenir à une véritable « maîtrise du passé nazi » (Vergangenheitsbewältigung).
Tout mythe établi a ses dévots et ses défenseurs. Une vérité, fût-elle-même
évidente, ne triomphe que par la puissance de la logique qui la démontre. La
force avec laquelle de nombreux individus, fussent-ils fort bien éduqués et
cultivés, tendent à s’accrocher aux principes qui ont formé leur intelligence,
est assurément un frein, et non des moindres, à la diffusion du bon sens et de
la vérité. Il est prévisible qu’un tel frein vienne opérer ici. Il ne faudra
pas avoir peu de heurter la sensibilité de certains lecteurs : elle se
brisera. La vérité est un éléphant dans le magasin de porcelaine du
conformisme.
Car nous entrons ici sur un terrain miné. La
liberté d’expression est un principe encore relativement bien défendu dans
notre pays, mais il existe certaines limites que la moralité conventionnelle a
pris soin de lui opposer. Certaines choses qu’on ne peut oser dire, certains
faits qu’on ne peut oser contester, comme si un rideau de fer était tombé dans
les cerveaux pour fixer la frontière entre les idées convenables et les idées
indéfendables. Plus étonnamment, il semble que certains faits ou personnalités
historiques soient retenus prisonniers de l’autre côté de cette frontière.
Hitler en fait de toute évidence partie. Il n’est pas possible d’évoquer son
nom sans que le débat précédemment engagé n’arrive aux pieds d’une pente
savonneuse. Il faut dire que la manœuvre est aisée. Dès qu’un débateur parvient
à assimiler son adversaire à celui qui représente le mal absolu dans beaucoup
de consciences, quelle chance reste-t-il à cet adversaire pour
convaincre ? Aucune.
La comparaison ou le rapprochement avec Hitler est comme l’arme
atomique. Si l’on est parfois tenté de s’en servir, on a toujours honte de le
faire. Et c’est avec raison que nous en avons honte. Combien de fois des
allusions sont envoyées de droite et de gauche pour décrédibiliser l’adversaire ?
Combien de discussions creuses débouchent sur l’invective
« fasciste ! » ou sur des rapprochements directs aux
« heures sombres » de notre histoires, et autres périphrases plus ou
moins subtiles pour « nazisme » ou « hitlérisme » ? Trop,
sans doute.
Pourtant, le présent livre ne ressemble en
rien aux attaques stériles qui, dans ce domaine, illuminent de bêtise le débat
public. Lorsqu’un historien ou un économiste publie un ouvrage polémique, il se
doit d’écrire : ceci est un livre polémique. Pour la compréhension de la
suite, je dois écrire pour ma part : ceci est un livre d’analyse. Pour autant, il aura une diffusion limitée.
Il aurait suffi pour anéantir le crédit accordé à n’importe quel intellectuel français
de notre époque. Parce qu’il ose rappeler une vérité dérangeante — que le
nazisme n’est qu’une forme de l’idéologie socialiste — il n’est pas fait pour
plaire.
Pourtant, en considérant simplement l’expression
« national-socialisme » ainsi que le nom complet du parti que dirigea
Adolf Hitler — der Nationalsozialistische
Deutsche Arbeiters Partein (NSDAP), ou Parti national-socialiste des
travailleurs allemands — on peut être surpris que le présent livre soit
nécessaire pour prouver un fait qui semble peu ou prou évident, et qu’il faille
pas moins de trois chapitres pour tenter de définir la qualité du système
économique de l’Allemagne Nazie, tandis qu’elle semble être indiquée dans le
nom du parti lui-même.
Est-il possible que les choses soient si évidentes ? A cette question, il est difficile de
répondre oui sans voir rugir tout de suite la désapprobation de tous,
socialistes ou non. Il est clair que pour beaucoup ces idées ne semblent pas si
évidentes. Mais si, par l’analyse, je parvenais à prouver que les tendances
antilibérales et anticapitalistes de l’hitlérisme n’étaient pas des points de
détail sans importance, détachés du cœur
du problème, mais qu’elles étaient le problème lui-même ; si je parvenais
à démontrer que l’antisémitisme, les conquêtes militaires, et jusqu’au culte de
la personnalité, loin de s’opposer aux principes socialistes, étaient en
réalité la parfaite application de ceux-ci, et reprenaient les admonestations
des plus grands auteurs socialistes et communistes — que dirait-on
alors ? Que dirait-on, en somme, si je parvenais à prouver qu’Hitler était
un socialiste, non seulement selon les normes de son époque, mais qu’il le
serait encore tout à fait selon celles de la nôtre ?
Car oui, attendris à la vue de leur nation allemande malmenée par
l’exploitation de riches capitalistes — de riches capitalistes juifs, pour être précis ; soucieux
de bâtir pour elle tout un système d’assistance généralisée, qui tiendrait la
main de l’homme du berceau au cercueil ; et vantant le sacrifice de
l’individu au profit du groupe comme véritable sens de l’idée de solidarité,
les Nazis furent, au sens le plus complet et le plus absolu du mot, de
véritables socialistes.
Jusqu’à présent, et dès le titre du livre, j’ai sans doute laissé au
lecteur l’impression dérangeante de jouer sur les mots, et de supposer de
manière abusive que le parti Nazi était, en somme, une sorte de Parti
Socialiste Allemand. Ce n’était effectivement pas le cas. Le
National-Socialisme, considéré en tant qu’idéologie politique, fut à la fois un
Socialisme, en ce qu’il contribua positivement à l’établissement d’une économie
dirigée et d’un Etat-providence, mais aussi un Nationalisme, par son
attachement à l’idée de nation et aux questions de territoires. Adolf Hitler
lui-même expliqua parfaitement ce fait :
« Nationalisme
et Socialisme sont deux conceptions identiques. Ce n’est que le Juif qui a
réussi, en falsifiant l’idée socialiste et en la transformant en Marxisme, non
seulement à séparer l’idée socialiste de l’idée nationaliste, mais surtout à
les présenter comme éminemment contradictoires. Et il a effectivement atteint
ce but. A la fondation de ce Mouvement nous avons pris la décision que nous
exprimerions notre idée de l’identité de ces deux conceptions : malgré
tous les avertissements, nous avons choisi, à partir de nos croyances, et de
par la sincérité de notre volonté, de l’intituler National-Socialisme.
Pour
nous, être nationaliste signifie avant tout agir en étant motivé par un amour
sans limite et total pour le peuple, et être prêt, si nécessaire, à mourir pour
lui. De la même façon, être socialiste signifie bâtir l’Etat et la communauté
des hommes de manière à ce que chaque individu agisse dans l’intérêt de la
communauté des hommes, et qu’il soit convaincu de la bonté et de la
clairvoyance de cette communauté d’hommes, au point d’être prêt à mourir pour
elle. » 1
Cette citation est évidemment très
intéressante, bien qu’à ce stade du
livre elle soulève vraisemblablement plus de questions qu’elle n’apporte de
réponses. L’ « identité », pour reprendre le terme d’Hitler
lui-même, entre nationalisme et socialisme, n’est somme toute pas aussi
évidente pour nous aujourd’hui qu’elle a pu l’être, semble-t-il, pour les Nazis
eux-mêmes. La révolution national-socialiste, de sa lutte contre le marxisme —
ce « faux » socialisme d’origine juive — à la construction d’une
économie socialiste dans laquelle chacun agirait pour le bien-être de la
collectivité, semble encore avoir besoin d’être expliquée, malgré plus de soixante
ans d’historiographie.
Dans les chapitres suivants, je tâcherai d’analyser ces différents
points. De manière à introduire la discussion et à poser le cadre général de
l’analyse, le premier chapitre sera consacré aux premières heures du mouvement
national-socialiste, d’abord à travers le Parti Ouvrier Allemand puis, à partir
de 1920, à travers le Parti National-Socialiste des Travailleurs Allemands. Le
chapitre suivant explore l’une des dimensions les plus typiques du socialisme
radical : l’idéal de la révolution violente. Mention est faite aussi de
l’ « exemple » italien fourni par Benito Mussolini, lui-même
socialiste, et sa révolution fasciste. Puisque le socialisme est avant tout une
politique économique, et que le national-socialisme arriva en Allemagne au
milieu de la Grande Crise de 1929, les trois chapitres suivants sont consacrés
à l’économie de l’Allemagne Nazie : les fondements théoriques, la
« relance » keynésienne de l’économie, puis le système économique à
proprement parlé. Partant des conclusions tirées par ces chapitres, la suite du
livre évoque le nationalisme et l’expansionnisme militaire, la « question
juive », et l’Etat-providence institué par le régime nazi. Après un
chapitre dédié au traitement des objections, le chapitre d’ouverture sera
consacré à la tendance actuelle et aux moyens de la stopper.
Le sous-titre du livre évoque l’
« hitlérisme » et réclame au moins un commentaire liminaire. Pour la
poursuite des objectifs qui viennent d’être fixés, le recourt aux prises de
paroles d’Adolf Hitler et à ses écrits est d’une nécessité évidente, car les historiens
ne se sont pas trompés en expliquant qu’ « en fin de compte, c’était
bien la Weltanschauung de Hitler, et
elle seule, qui l’emportait. » 2 Dans des mots qui peuvent
paraître exagérés mais qui illustrent tout de même une vérité incontestable,
Hans Frank, l’antipathique Gouverneur général de
la Pologne, expliqua énergiquement que « c’était le régime d’Hitler, la
politique d’Hitler, la dictature d’Hitler, la victoire d’Hitler, la défaite
d’Hitler, et rien d’autre »,
ce dont Goebbels témoignera aussi en disant : « Voici ce qu’Hitler
est pour le mouvement : tout ! il est tout ! » 3
De fait, ses lieutenants au pouvoir, de Goering à Himmler en passant par
Rosenberg et Goebbels, se comportèrent comme des disciples, des êtres illuminés
qui croyaient que Jésus Christ était passé sur leur chemin. Tous étaient
fanatiquement dévoués à leur maître, le considérant comme le grand sauveur de
la nation allemande —
ou plutôt, pour illustrer leur
lyrisme : le Grand Sauveur de la Nation Allemande. Le Parti comportait une
quantité considérable de « techniciens » ou
« bureaucrates » du national-socialisme, des praticiens du pouvoir
insensibles aux subtilités de l’idéologie qui sous-tendait leur action
pratique, mais il comprenait aussi quelques « idéologues » ou
« théoriciens ». Parmi ceux-ci, les personnalités les plus fameuses étaient
sans doute Joseph Goebbels, Alfred Rosenberg, Dietrich Eckart, Gregor et Otto
Strasser, Anton Drexler, et Gottfried Feder. Avec Hitler, ce sont eux qui
établirent les bases théoriques du national-socialisme, et c’est naturellement
vers eux, plus que vers les praticiens du pouvoir, que nos regards se
tourneront dans cette étude.
L’usage de leurs écrits fournira un
complètement aux faits et gestes d’Adolf
Hitler, pour constituer la base de l’analyse examinant le national-socialisme
en tant qu’idéologie politique, dont la formation eu lieu, progressivement,
entre 1919 et 1925. Mais ce n’est pas la seule partie qu’il faille considérer.
En matière de politique, les idées importent autant que les mesures. Bien qu’un
tel découpage ne constitue pas la base de la structure de ce livre, il est
souhaitable d’observer, d’un côté, l’idéologie, et de l’autre, la pratique du
pouvoir. Certains régimes font correspondre parfaitement l’un et l’autre,
d’autres non. Nous verrons ce qu’il en est du nazisme. La filiation des idées
est un sujet qui, même s’il se rapproche de la partie
« structuration » d’une idéologie, constitue un point distinct de
toute analyse historique. Ici, cette filiation sera évoquée de manière répétée,
bien que non systématique. L’objet de ce livre est d’analyser la dimension
« socialiste » du nazisme, et non pas de fournir une archéologie de
la pensée hitlérienne.
Analyser les idées d’Adolf Hitler peut
sans aucun doute paraître très peu réjouissant voire tout à fait étrange, et de
la même façon, la description de la politique économique d’un régime meurtrier
ne semble pas mériter une attention particulière. Pendant plusieurs décennies,
les historiens ont considéré avec beaucoup de mépris les idées d’Hitler, allant
jusqu’à nier qu’il en ait eu hors de l’antisémitisme et du racisme. Fort
heureusement, les choses ont bien changé depuis. Dès 1987, Rainer
Zitelmann fut l’un des premiers historiens à prendre vraiment au sérieux
l’idéologie nazie et à accepter d’analyser les réalisations du Troisième Reich
en utilisant les critères de la théorie national-socialiste. 4 Il
n’est désormais plus le seul et c’est dans sa démarche que je me place avec ce
livre. L’un des plus grands historiens actuels du nazisme, le britannique Ian
Kershaw, explique ainsi qu’« aujourd’hui
tout le monde s’accorde à reconnaître que derrière une vision millénariste aux
contours flous se tenait un ensemble d’idées reliées entre elles qui, aussi
odieuses et irrationnelles fussent-elles, se cristallisèrent vers le milieu des
années 1920 pour former un système. »
5
C’est à
la compréhension de ce « système » que le présent livre se donne
comme objectif de contribuer. Son postulat : que nous avons ignoré
l’idéologie nazie en la simplifiant à l’excès. Les preuves sont partout et
pourtant nous refusons de les voir. Leon Goldensohn, le psychiatre présent aux
procès de Nuremberg, demanda un jour à Hermann Göring s'il avait été antisémite.
Après soixante ans d’historiographie biaisée et complaisante, sa réponse peut
surprendre. « Non, non. Je n'ai jamais été antisémite. L'antisémitisme n'a
joué aucun rôle dans ma vie. S'il avait reposé sur l'antisémitisme, jamais je
ne me serais intéressé au mouvement nazi. Ce qui m'a attiré vers le parti, c'était
son programme politique. » 6 Lors de ces entretiens de
Nuremberg, de nombreux autres dignitaires Nazis affirmèrent qu'ils n’étaient
pas antisémites, et ce, sans aucun doute, à notre plus grande surprise. Ce fut
le cas de l'amiral Karl Dönitz, d'Hans Frank, de Franz von Papen, d'Hans
Fritzsche, de Joachim von Ribbentrop et de Walther Funk. Ce dernier
déclara de manière directe : « Ce n'est pas par antisémitisme que
j'ai adhéré au parti. » 7 Pour autant, les historiens imaginent
que l’on peut continuer indéfiniment à passer le programme politique sous
silence, et à mettre l'accent uniquement sur l'antisémitisme.
Malgré
leurs nombreux torts, les
ouvrages de ces grands historiens de la période sont une source d’une
importance considérable pour la présente étude. Une analyse critique de la
façon avec laquelle chacun d’entre eux est parvenu à écarter les similitudes entre
le nazisme et le socialisme sera fournie dans le chapitre consacré aux objections.
Quoique leur tort soit parfois considérable, il est difficile de leur jeter la
pierre. Apparemment tout aussi vigoureusement anti-communiste
qu’anticapitaliste, le nazisme ne s’appréhende pas aisément. Il avait pris
naissance en s’inspirant de l’exemple italien. Après avoir quitté le Parti
Socialiste, Benito Mussolini avait compris que le nationalisme était un élément
plus fédérateur pour les classes travailleuses que la simple
« fraternité » entre ses membres. Il avait observé les déboires de
l’expérience bolchevique en Russie. Pragmatique, il sentait également que les
grandes entreprises étaient des adversaires féroces, et qu’en les vainquant
tout à fait complètement, on ne parvenait jamais à de très bons résultats. Ainsi
lui viendra l’idée d’une « troisième voie », entre le capitalisme,
qu’il détestait, et le communisme, dont il observait les échecs. Comme dans le
communisme, l’Etat aurait les pleins pouvoirs sur le système économique. Comme
dans le capitalisme, les entreprises resteraient pour autant dans des mains
privées. Observant les succès de Mussolini, Hitler s’inspira de ces idées.
Commençons donc l’autopsie. Voyons cette « troisième voie »,
ce sentier dont beaucoup ignorent tout, sauf la destination. Il nous faudra
l’arpenter à nouveau, en marchant dans les pas de ceux qui l’ont emprunté pour
la première fois, revenir à leurs écrits, à leurs discours, et à ce que leurs
actions nous apprennent sur eux-mêmes. Peut-être comprendrons-nous, inquiets,
que c’est la voie que nous suivons inconsciemment depuis des années.
En route.
(suite : Chapitre 1 - Un parti ouvrier)
_____________________
Notes
1.
Adolf Hitler, Discours du 12 Avril 1922, Munich
2.
Ian
Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.32
3.
Hans
Frank, Im Angesicht des Galgens, cité par Joachim Fest, Les Maîtres du
IIIe Reich, Grasset, 2011, p.21 ; Joseph Goebbels, Journal 1923-1933,
Tallandier, 2006,
p.375
4.
Voir
notamment Rainer Zitelmann, Hitler. Selbstverständnis eines Revolutionärs, Berg, 1987
5.
Ian
Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010 p.49
6.
Leon
Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.240
7.
Ibid., p.90