Le jeune caporal qui fit son apparition
dans une brasserie de Munich le soir du 12 septembre 1919 n’avait encore rien
d’un homme politique. Né en avril 1889 près de la frontière austro-allemande, Adolf
Hitler se rêva d’abord peintre, puis architecte. 1 Son attirance pour la politique débuta à ses 16 ans. Selon
ses
propres dires, il avait compris dès son
jeune âge la nécessité de l’intervention gouvernementale dans les affaires économiques
et sociales, critiquant amèrement l’Etat autrichien qui, comme il l’écrira dans
Mein Kampf, « ignorait toute
justice et toute législation sociale. » 2 Il s’intéressa
intensément à ce qu’il appelait la « question sociale », se demandant
comment résoudre le problème de la pauvreté des masses. Ignorant tous des
principes qui basent habituellement le choix politique, il n’avait pas encore à
l’époque des convictions très claires.
Le socialisme « classique », celui du parti social-démocrate,
ne lui déplaisait pas. Ce n’est pas qu’il contenait ses premières vues sur la
politique, la nation, et l’économie, mais les objectifs socialistes lui semblaient
au moins louables, et allaient dans le même sens que les siens : la
suppression de la misère du peuple. « L'activité de la Social-Démocratie,
écrira-il, ne m'était nullement antipathique. Qu'elle se proposât enfin, comme
j'étais alors assez sot pour le croire, d'élever le sort du travailleur,
m'incitait encore à l'appuyer plutôt qu'à la dénigrer. » 3 Ce flirt léger, en effet, ne dura qu’un
temps. D’intenses lectures et l’expérience de la guerre suffirent pour lui
retirer sa « sottise ». 4
Selon le témoignage de Karl Honisch, l’un de ses amis proches durant ses
années passées à Vienne, Hitler était animé d’une véritable haine pour l’argent
et l’esprit de lucre en général. Ce serait en vain, par contre, qu’on chercherait
chez lui des traces d’un antisémitisme. Son esprit n’avait pas encore fait le
lien entre les Juifs et le capitalisme, et quitte à désigner des coupables, il
rejetait plutôt la faute sur les chrétiens. 5 Hitler était donc
anticapitaliste à Vienne, ce qui n’était pas la norme, mais n’était pas encore
antisémite, alors que c’était là, selon les mots de Kershaw, « l’une des
villes européennes où l’antisémitisme était le plus virulent ». 6
Nous pouvons en conclure qu’Hitler était anticapitaliste avant d’être
antisémite, et antisémite avant d’être anticommuniste, ce qui, au surplus, est
un parcours intellectuellement logique — nous le verrons.
Engagé volontaire en 1914, Hitler fut blessé à deux reprises. Après une
attaque au gaz, il fut transféré dans un hôpital de campagne, d’où il apprendra
la nouvelle de l’armistice. Révolté par la capitulation, et croyant en un
« coup de poignard dans le dos » (Dolchstoß), il rejeta la faute sur les généraux, les
élites politiques, et tous ceux qu’il appellera plus tard les « criminels
de Novembre ». Après des années de vagabondage et de pauvreté, sa vie prenait
enfin un sens. « Quant à moi, se souviendra-t-il
dans Mein Kampf, je décidai de faire
de la politique. » 7
Au sortir de la Première Guerre mondiale, la situation en Allemagne
était extrêmement tendue. Après les soulèvements révolutionnaires qui avaient
commencé à secouer le pays, l’armée s’était mise à craindre les organisations
communistes. Les infiltrer étant la solution à la fois la plus simple et la
plus efficace, c’est par le jeu d’informateurs qu’elle tentait de juguler la
révolte. Par son inclinaison politique et par son nom lui-même, le Parti
Ouvrier Allemand arriva très vite sur la liste des éléments à surveiller :
en semblant partager le projet politique des communistes, il apparaissait comme
dangereux. Comme le
note Shirer, « l'armée soupçonnait beaucoup les partis ouvriers,
puisqu'ils étaient majoritairement socialistes ou communistes. » 8
Recyclé dans l’armée allemande après
la fin de la guerre, le caporal Adolf Hitler fut envoyé comme informateur à l’une
des réunions du DAP. Le but de sa mission était d’infiltrer l’une des réunions
de ce groupuscule et d’écrire un rapport sur leurs activités, pour préciser
s’il était susceptible de constituer une force révolutionnaire dangereuse pour
la sécurité intérieure de l’Allemagne. La réunion politique à laquelle Hitler
assista ce soir de septembre 1919 n’avait pas attiré plus d’une vingtaine de
personnes. Gottfried Feder y prononça un discours qui avait pour thème « Comment
et par quelles méthodes peut-on éliminer le capitalisme ? ». 9
En réaction aux propos de Feder, le professeur Baumann plaida en faveur du
séparatisme bavarois. Agacé, Hitler prit la parole pour critiquer cette
position. Ses qualités d’orateurs étaient claires. « Bon sang, il a une
gueule. Nous pourrions l’utiliser » fit remarquer Anton Drexler. 10
La réunion terminée, Hitler se vit remettre un petit opuscule intitulé
« Mon Éveil Politique », rédigé par Drexler quelques mois plus tôt.
L’inclinaison de ce texte, là encore, est des plus claires. « Je suis
socialiste comme vous », commençait Drexler, avant de poursuivre sur le
sens de son combat. « Je prie pour l’arrivée d’une véritable forme de
socialisme, pour le salut des classes ouvrières, et pour la libération de
l’humanité créative de l’exploitation du capitalisme. » 11 La suite du texte évoquait également
l’expérience bolchevique dont les journaux allemands commençaient à rendre
compte abondamment. Les témoignages étaient horrifiants : l’idéal de
justice et de fraternité s’était transformé en broyeur de peuple. Conscient des
échecs patents du communisme en Russie, Drexler sentait qu’il se devait de
dénoncer ce faux socialisme qui, au lieu d’améliorer les conditions des
travailleurs, les jetait dans un esclavage terrifiant. « Une dernière
chose, expliquait-il donc. N’attendez rien du Bolchevisme. Il n’apporte pas la
liberté au travailleur. En Russie, la limite des 8 heures de travail par jour a
été abolie. Il n’y a plus de conseils de travailleurs. Et tout cela couvert
sous la dictature d’une centaine de commissaires du gouvernement, qui, neuf
fois sur dix, sont des Juifs. » 12
Réveillé au petit-matin, comme il l’expliquera plus tard, Hitler dévora avec
passion et ardeur ce petit livre de quarante pages. Il racontera ses
impressions dans Mein Kampf : « Ayant commencé, je lus avec intérêt ce petit écrit
jusqu’au bout ; car, en lui, se reflétait le changement que j’avais éprouvé
moi-même d’une façon analogue douze ans plus tôt. Involontairement, je vis
revivre devant moi ma propre évolution. Je réfléchis encore plusieurs fois dans
la journée à ces faits et pensai ensuite laisser définitivement de côté cette
rencontre, quand quelques semaines plus tard, je reçus, à mon grand étonnement,
une carte postale dans laquelle il était dit que j’étais admis dans le parti
ouvrier allemand : on m’invitait à m’expliquer là-dessus et à cet effet à venir
assister à une séance de la commission du parti. » 13
Pour un homme ambitieux comme Hitler, le groupuscule politique qu’il
rejoignait ainsi était des plus insignifiants. Au moment où il y prit sa carte,
le parti n’avait certes pas sept membres comme il le fera croire par la suite,
mais il n’en restait pas moins un groupuscule politique des plus insignifiants.
Bien que sa carte de membre indique le n°555, le nombre est trompeur : la numérotation
avait été commencée à 501, comme c’était l’usage dans les partis de l’époque.
Dès sa première prise de parole, Hitler avait été apprécié pour ses
qualités d’orateur. Grâce à celles-ci, il devint assez rapidement la figure
centrale d’un parti qui, voulant faire de l’agitation, était bien heureux
d’avoir trouvé un agitateur. Ses premiers discours attaquaient de manière
récurrente les socio-démocrates, ces « traitres » qui avaient signé
l’Armistice puis le Traité de Versailles, ainsi que le capitalisme et la haute
finance.
__________________
Notes
1.
Sur la jeunesse d’Adolf Hitler,
voir Ian Kershaw, Hitler. Tome
1 : 1889-1936, Flammarion, 1991 ; Joachim Fest, Hitler,
Mariner Books, 2002 ; et surtout Franz Jetzinger, Hitler’s Youth, Praeger, 1977
2.
Adolf
Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.73. La citation extraite de Mein Kampf me permet de glisser un commentaire sur ce livre, qu’on
dit fondamental, mais qu’Hitler lui-même qualifia résultat d’une « folie
d’un temps derrière les barreaux ». (cité par Timothy W. Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le
Cherche Midi, 2009, 146). En outre, bien que le livre ait été très largement
diffusé, surtout après 1933, tout laisse penser qu’il fut peu lu, et peu
apprécié. Au sein même du NSDAP, la plupart de ses lecteurs, qui étaient
d’ailleurs rares, critiquèrent ouvertement le livre, à l’instar de Goebbels qui
pestait contre le sytle quelquefois « imbuvable » et l’aspect
« souvent très peu soigné. » (Joseph Goebbels, Journal 1923-1933,
Tallandier, 2006,
p.125) Une anectode
fera bien comprendre la place qu’il convient de donner à cet ouvrage. Un jour,
lors d’une réunion au sein du parti nazi, Otto Strasser cita de mémoire un
passage de Mein Kampf. Quelle ne fût
pas la surprise des autres personnes présentes. Manifestement, personne d’autre
dans la salle n’avait lu le livre. Il expliqua qu’il ne l’avait pas lu non
plus, mais qu’il avait pris soin d’en apprendre par cœur certains passages, un
petit travail que d’autres avouèrent également avoir fait. « Au terme d’un
énorme éclat de rire, racontera Otto Strasser, on convint que la première
personne qui prétendrait avoir lu Mein
Kampf payerait l’addition. » On demanda à Gregor Strasser, qui
répondit « tout simplement : Non. Goebbels secoua la
tête. Göring éclata de rire. Le conte Reventlow s’excusa en disant qu’il
manquait de temps. Personne n’avait lu le livre du chef et chacun dut payer
pour soi. » (Otto Strasser, Hitler and I, Houghton Mifflin,
1940, cité dans Timothy W. Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le
Cherche Midi, 2009, pp.126-127).
3.
Adolf
Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.83
4.
Pour
autant, la « rupture » d’Hitler avec la social-démocratie ne fut
peut-être pas aussi claire que cela. Certaines rumeurs, jamais confirmées, mais
jamais contredites non plus, ont très tôt expliqué qu’Hitler avait sympathisé
avec le Parti social-démocrate allemand (SPD) en rentrant de la guerre, et
qu’il y était même peut-être devenu membre. Ian Kershaw, qui semble croire à
cette hypothèse, évoque comme preuve la phrase qu’il prononça en 1921 :
« Tout le monde a été social-démocrate un jour ou l’autre. » (Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.101) Au sein de l’armée, d’ailleurs, il
avait commencé par effectuer des missions de propagande pour les socialistes du
SPD et de l’USPD. (Ibid., p.100)
5.
Voir
le témoignage de Karl Honish, repris dans Ian Kershaw,
Hitler, Flammarion, 2008, p.68
6.
Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.70
7.
Adolf
Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.364
8.
William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany,
Simon & Schuster, 1990, p.32
9.
Joachim
Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.41
10.
Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, pp.107-108
11. Anton Drexler,
My Political Awaking, Preuss, 2010,
p.10
12.
Ibid., p.12
13. Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.386