mardi 2 octobre 2012

L'idéal de la Révolution


     La portée de la révolution que menèrent les nationaux-socialistes ne peut être minimisée, surtout dans le domaine économique et social — nous le verrons bientôt en détail. Selon Kershaw, « les objectifs sociaux des nazis étaient extrêmement ambitieux. Il ne s’agissait pas moins que de révolutionner les attitudes et les valeurs. » 46 On pourrait arguer que cette dimension révolutionnaire, cette volonté de « changer la société », typique du communisme et du socialisme, ne mérite pas une telle attention dans l’étude du nazisme. En réalité, j’aurais sans doute eu à batailler pour expliquer en quoi l’aspect révolutionnaire était à la base de l’engagement politique des nazis, si les membres du NSDAP ne l’avaient pas expliqué eux-mêmes. Quelques mois après son arrivée au pouvoir, regardant un instant le travail accompli, Hitler s’autorisera le commentaire suivant : « Le national-socialisme est la seule vraie révolution que les Allemands aient jamais connue. Le marxisme de 1848, la misérable république des Weimariens, tout cela n’était qu’en surface. C’est maintenant que nous opérons en profondeur. » 47 Mais écoutons également l’une des personnalités les plus importantes du mouvement : Joseph Goebbels. Dans The Bunker, James O’Donnell reprend le témoignage d’Arthur Axmann qui se remémorait la conversation qu’il avait eu avec Goebbels, dans le bunker retranché d’Hitler, le 1er Mai 1945, le jour même où lui et sa femme se suicidèrent après avoir tué leurs propres enfants. « Goebbels se leva pour me saluer. Il évoqua rapidement les joyeux souvenirs de nos temps de lutte à Berlin, de 1928 à 1933. Il se souvint comment nous avions soumis les Communistes berlinois et les Socialistes à notre volonté, marchant au son de la Horst Wessel sur leurs propres terres. Il expliqua que le plus grand accomplissement du régime d’Hitler avait été la récupération des travailleurs Allemands à la cause nationale. Nous avions faits des travailleurs de véritables patriotes, dit-il ; ce que le Kaiser n’avait jamais réussi à accomplir. Ceci, continua-t-il à répéter, fut l’un des plus grands triomphes de notre mouvement. Nous autres Nazis, nous étions un parti antimarxiste, et pourtant nous étions un parti révolutionnaire : anticapitaliste, antibourgeois, et anti-réactionnaire. » 48
    Ils étaient révolutionnaires en ce qu’ils refusaient d’accepter l’ordre établi. Contre la société bourgeoise, contre le capitalisme : telle était leur révolution. La lutte contre le capitalisme et les institutions de la société libérale les faisaient entrer de plain-pied dans la contestation et l’affrontement violent. C’est de cette façon qu’il convient de comprendre la phrase de Goebbels, et c’est ainsi que Friedrich Engels avait considéré le combat de son ami Marx, en prononçant ces mots à son enterrement : « Il était d'abord et avant tout un révolutionnaire. Sa mission dans la vie était de contribuer, d'une façon ou d'une autre, à abattre la société capitaliste et les institutions d'Etat qu'elle avait créées, afin de libérer le prolétariat moderne. » 49 Mais Marx n’était pas le seul à avoir utilisé une tendance révolutionnaire ou « jacobine » pour sa lutte contre le capitalisme et la société libérale. D’une manière plus générale et plus complète, le socialisme et la violence avancèrent toujours main dans la main.
     Le national-socialisme n’apporta pas d’exception à cette règle générale, et se rendra même célèbre par son usage de la force. Déjà au cours de son procès de 1923, Hitler exprima clairement le peu de scrupule qu’il aurait à son arrivée au pouvoir. « Je peux vous assurer du fait que quand le mouvement national-socialiste sera victorieux dans cette lutte, alors il y aura également une Cour de Justice National-Socialiste. Alors nous nous vengerons de la révolution de Novembre 1918 et des têtes tomberont. » 50
     Sans surprise, dès son arrivée au pouvoir, il appliqua cette ligne de conduite. Le 23 mars 1933, pour se passer des élections et échapper au fonctionnement démocratique, Hitler fit passer la « Loi de réparation de la détresse du peuple et du Reich » (Gesetz zur Behebung der Not von Volk und Reich). Cinq paragraphes venaient de détruire la structure entière de la constitution de la République de Weimar, contre laquelle Hitler s’était tant battu. Réunissant les deux tiers nécessaires, le nouveau Führer de l’Allemagne obtint les pleins pouvoirs pour une durée de quatre ans ainsi que la possibilité de gouverner par décrets. De toute évidence, ce n’était pas un hasard. Comme tous les apôtres de la révolution violente, Hitler n’appréciait pas la contrainte de la constitution. De manière générale, il avait peu de sympathie pour les principes de séparation des pouvoirs ou d’équilibre démocratique. Eternels adversaires de la démocratie — pour les uns elle était « bourgeoise », pour les autres elle était « juive » —  les nazis et les bolcheviks rejetèrent les principes du libéralisme politique avec une rare énergie.
     En particulier, ils étaient d’accord pour considérer les juristes comme des ennemis. En insistant constamment sur le respect des droits, ils freinaient l’action politique.  « Ne considérons le juriste que comme un conseiller, expliqua notamment Hitler, et ne lui laissons pas l’autorité de donner des ordres. Comment un homme qui a passé toute sa vie le nez plongé dans des dossiers peut comprendre quoi que ce soit des problèmes de la vie ? Il ne connait rien. Je ne perds jamais une occasion d’être indélicat à propos des juristes. C’est parce que j’espère décourager les jeunes qui voudraient se lancer dans une telle carrière. Il faut décrier cette profession à tel point que, dans le futur, seuls ceux qui n’auront pas d’autre idéal que le pouvoir réglementaire voudront s’y consacrer. Quelle est l’importance des scrupules juridiques quand quelque chose est nécessaire aux intérêts de la nation ? Ce n’est pas grâce aux juristes, mais malgré eux, que le peuple Allemand est en vie. » 51 Là encore, les conseils furent suivis. Les douze années du Troisième Reich se passèrent sans juriste et comme à côté de la légalité.
     A l’intérieur de la Weltanschauung nazie, nous l’avons déjà signalé, les objectifs constructivistes étaient évidents. Ils amenèrent le mouvement nazi hors des frontières de la légalité telle qu’on l’entend traditionnellement. « Nous voulons une patrie nouvelle, purifiée » écrivait Goebbels : des propos que l’on retrouve sans peine dans la bouche des plus grands noms de la Révolution Française — ou plutôt, de la Terreur. 52 De fait, l’utilisation de la violence fut une constante sous le règne des idées national-socialistes. Violence pour mettre en place des mesures de sortie de crise ; violence pour appliquer les décrets et autres lois réglementant l’activité économique ; violence pour s’enrichir sur le dos des territoires conquis ; violence pour persécuter les Juifs : le national-socialisme plaça la violence à la hauteur d’un idéal.
     La révolution nazie passait par une attaque sur la liberté individuelle, et à l’inverse des communistes russes qui diluèrent ce fait dans une phraséologie niaise, les Nazis affirmèrent fièrement cette réduction de la liberté. Le 15 novembre 1933, Joseph Goebbels prononça à Berlin les mots suivants : « La révolution que nous avons menée est censée faire de la nation allemande un peuple. Pendant deux mille ans, tous les bons Allemands ont aspiré à cette transformation. Bien sûr, cela impliquait que l’on mette des limites à la liberté de l’individu, dans la mesure où elle entravait la liberté de la nation ou entrait en contradiction avec elle. » 53 Face à de tels aveux, la posture habituelle consistant à dire que « personne n’aurait pu savoir » n’est simplement pas tenable. Ceux qui souhaitaient se battre pour la dignité humaine et la liberté de chacun auraient dû reconnaître dans l’augmentation de la sphère d’influence de l’Etat la racine même du mal contre lequel ils espéraient lutter.
     Parce qu’elle préfigure une comparaison gênante entre national-socialisme et bolchevisme, cette passion révolutionnaire a été peu étudiée par les historiens du nazisme. Pour autant, devant l’évidence, nombreux sont ceux qui ont expliqué correctement les choses. Pour l’historien marxiste Eric Hobsbawm les Nazis « étaient des révolutionnaires de la contre-révolution : dans leur rhétorique, dans leur appel à ceux qui se considéraient comme des victimes de la société, dans leur mot d’ordre d’une transformation totale de la société, et jusque dans leur adaptation délibérée des symboles et noms des révolutionnaires sociaux — qui est si patente dans le « Parti national-socialiste des ouvriers » de Hitler avec son drapeau rouge ou le fait que, dès 1933, il fit du 1er mai des Rouges un jour férié. » 54 Assez involontairement, ou sans doute par simple volonté d’être honnête, Ian Kershaw développa la thèse de ce chapitre avant de conclure que « la politique économique et sociale d’Hitler fut, à un double titre, l’instrument d’une transformation révolutionnaire de la société : d’une part, en ayant recourt à des mesures de relance économique pour surmonter la récession, elle préfigura la ‘‘révolution keynésienne’’ que connaîtrait le capitalisme allemand après-guerre ; d’autre part, en imposant par la force une Gleischaltung qui anéantit les syndicats et soumit le patronat aux intérêts politiques d’un Etat autoritaire, elle modifia en un temps record la vie des Allemands, et ce de façon plus décisive que ne l’avait fait la Révolution de 1918-1919. » 55 L’historien Eugène Weber a très fortement insisté sur cette caractéristique du national-socialisme, considérant même qu’il était « une sorte de jacobinisme de notre temps ». 56 David Schoenbaum parlera quant à lui d’une révolution nationale-socialiste qui « était idéologique par ses fins : une guerre contre la société bourgeoise et industrielle ». 57    
     Plus généralement, il est certain que l’usage de la violence, pour un mouvement profondément révolutionnaire, était une solution évidente. Dans la lutte que les Nazis mèneraient contre le capitalisme, l’élimination physique des riches bourgeois avait été une possibilité dès le début. « De tous temps, raconta Hitler, le pouvoir s’est fondé sur ce que les bourgeois appellent le crime. Les bolcheviks ont agi à la manière russe. Ils ont supprimé totalement l’ancienne classe dirigeante. C’est là le vieux moyen classique. Si je me souviens bien, Machiavel aussi le recommande. » 58 C’était là une option séduisante, mais qui pourrait s’avérer désastreuse. De toute évidence, les échecs du bolchevisme en Russie poussaient Hitler à écarter cette pratique et à chercher une alternative. Ce qu’il trouva, comme nous l’expliquerons en détails dans un prochain chapitre : au lieu d’éliminer purement et simplement ces grands bourgeois, il était plus intéressant de les placer dans une situation de quasi esclavage en les forçant à travailler selon les ordres du régime. « Je me sers de l’ancienne classe dirigeante, continua Hitler, je la maintiens dans la dépendance et dans la crainte. Je suis persuadé que je n’aurai pas d’auxiliaires plus zélés. Et si, par hasard, elle tentait de se révolter, j’ai toujours à ma disposition le vieux moyen classique. » 59 Tout le long des douze années que dura le Troisième Reich, les élites économiques furent sans cesse inquiets devant la situation créée par l’arrivée au pouvoir que beaucoup appelaient avec mépris les « bolcheviks en chemise brune ». A bien des égards, il est vrai que les premières mesures prises par le régime et les discours virulents d’Hitler justifiaient leur crainte. Celui qu’ils avaient dû accepter comme leur Führer les avait bien prévenus. « Nous ferons ce que nous voudrons avec la bourgeoisie, avait-il affirmé. Nous donnons les ordres ; ils font ce que nous leur disons. Toute résistance sera réprimée sans pitié. » 60

     Les Nazis voyaient donc le national-socialisme comme un mouvement révolutionnaire, de la même façon et pour les mêmes raisons que Lénine ou Staline considéraient que leur mouvement était révolutionnaire, ou que Mao Zedong, Che Guevara, Fidel Castro, etc. le pensaient aussi — et je prends ces exemples volontairement. Comme eux, Adolf Hitler, emporté par ses passions, était gagné par une forme assez vulgaire d’idéalisme. Il voulait, on s’en souvient, bâtir un empire national-socialiste qui durerait mille ans. A l’intérieur du camp socialiste, comme nous l’avons déjà signalé, il n’était pas le premier à émettre de tels vœux. Voyons simplement cette citation troublante de Friedrich Engels : « Telle est notre vocation : nous deviendrons les templiers de ce Graal, nous attacherons pour lui l’épée sur la ceinture qui entoure nos reins, et mettrons joyeusement en jeu notre vie pour cette dernière guerre sainte qui sera suivie par le règne millénaire de la liberté. » 61 Bien sûr, la tendance « millénariste » n’est pas nécessairement une preuve de l’aspect socialiste ou communisme d’un courant politique, mais en observant qu’à travers l’histoire elle a été un élément fondamental du bolchevisme, du maoïsme, du national-socialisme, et du marxisme de manière générale, et qu’on a le plus grand mal à la retrouver présente ailleurs, on peut conclure, en suivant Raymond Aron, que cette forme d’idéalisme est au moins un symptôme de tendances socialo-communistes sous-jacentes. 62
     Parce qu’ils étaient socialistes, les Nazis étaient naturellement attachés à l’idéal de la révolution violente et partageaient des visions millénaristes. A l’inverse, si être de droite signifie lutter pour la conservation de l’ordre établi, alors il est impossible d’affirmer que les Nazis étaient de droite. Comme l’avait déjà annoncé Hitler : « Ceux qui voient dans le maintien de l’ordre établi le sens suprême de leur vie ne viendront jamais à nous. » 63 D’une manière générale, ils ne vinrent pas à lui, et ce pour une raison simple : comme le dira T. Childers, « les Nazis n'étaient pas des conservateurs, ils étaient des radicaux, des révolutionnaires, et les conservateurs allemands l'avaient bien compris. » 64
     On le sait davantage, le communisme bolchevique possédait également des éléments « jacobins » : un amour puissant pour la révolution violente couplé à une absence totale de scrupules. Dans son ouvrage sur la Révolution prolétarienne, Lénine expliquait bien que la prise du pouvoir impliquerait l’utilisation de la révolution violente et la création d’une dictature, celle-ci étant « un pouvoir qui s’appuie directement sur la force et qui n’est soumis à aucune loi. » 65 Les principes jacobins et l’idéal révolutionnaire avaient séduit de larges franges du socialisme, et notamment en France, d’où les noms se pressent : d’Auguste Blanqui à Louis Blanc en passant par Philippe Buchez et Jules Guesde.  Chez Karl Marx également, cette logique était très clairement affirmée. Dans un article suivant l’échec de la révolution de 1848, cette grande épopée révolutionnaire de laquelle il avait tant espéré, il prévenait déjà : « Nous ne ressentons aucune compassion pour vous et nous ne demandons aucune compassion de votre part. Lorsque notre tour viendra, nous ne nous excuserons pas pour la terreur. » 66 
     C’est cette même « terreur », cette même absence de « compassion » que les adversaires du fascisme, du communisme et du nazisme allaient mettre systématiquement en avant, et non sans raison, dans leur dénonciation de ces systèmes politiques.  Le premier à le faire à l’endroit du nazisme fut Ernst Bloch, lorsqu’il analysa et critiqua Hitler en 1924, à une époque où celui-ci n’avait pas encore acquis une reconnaissance nationale. Il y critiquait sa démagogie et les élans révolutionnaires du mouvement, insistant sur les habits jacobins dont il s’était paré — « des accoutrements volés à la Commune » selon ses propres termes. 67
     Le caractère révolutionnaire est évidemment un point sur lequel on peut établir un rapprochement étroit entre le régime national-socialiste et le régime soviétique, et nous ne serions pas les premiers à le faire. Rapprochant nazisme, fascisme et communisme, François Furet signala à juste titre la « passion révolutionnaire » comme une donnée fondamentale et commune à ces trois régimes dictatoriaux. 68 Ian Kershaw expliquera également qu’en « poursuivant des buts millénaristes liés à une classe ou à une nation  l’un et l’autre prônaient une révolution permanente ». 69 Cela ne signifie pas que les deux régimes sont identiques ou que l’un est la copie de l’autre. La seule conclusion que l’on peut en tirer est qu’ils s’efforcèrent tous les deux de révolutionner les bases intellectuelles et matérielles de la société dont ils avaient pris le contrôle. Dans ce sens, il est possible d’affirmer, comme Peter Fritzsche, que l’arrivée au pouvoir d’Hitler constitua véritablement « une révolution dans les manières de voir, d’agir et de sentir — une révolution brune dans les esprits. » 70
     En vérité, la pratique du pouvoir national-socialiste n’est pas l’objet d’un grand débat. L’idéal révolutionnaire et cette incroyable absence de scrupules qu’il impliqua, ne sont en aucun cas contestés, parce qu’ils ne sont pas contestables. Les Nazis aimaient la révolution violente comme certains aiment la démocratie, et ils détestaient la démocratie comme certains détestent la révolution violente. Leur rejet des principes « bourgeois » et « juifs » du parlementarisme provenait d’une détestation plus générale des principes du libéralisme. Démocratie, capitalisme, liberté individuelle : les fondements du libéralisme classique et les piliers de la société occidentale constituaient l’ennemi ultime pour le mouvement national-socialiste. Dans la sphère politique, ce rejet se manifestait par une haine viscérale de la démocratie ; dans la sphère économique, il signifiait l’opposition au capitalisme.