vendredi 5 octobre 2012

Sortie du livre en format numérique


Voici rendu disponible la version électronique du livre. La préparation d'une version papier est encore en cours. Elle sera prête dans les semaines à venir et un lien Amazon sera alors fourni.


mardi 2 octobre 2012

Un anticapitalisme profond


     L’idéologie hitlérienne se construisit d’abord en opposition aux principes du siècle passé. En particulier, sur le plan des idées qui nous intéressent ici, la révolution national-socialiste fut avant tout une révolution anticapitaliste. Cette dimension était fort vive à la naissance du parti, et elle l’avait été tout autant dans des deux systèmes qui fournirent aux Nazis leur inspiration : le bolchevisme russe et le fascisme italien. Comme le dira Eugen Weber, « s'il est un point sur lequel les Fascistes et les Nationaux-Socialistes étaient d'accord, c'est sur l'hostilité au capitalisme. » 3 Bien que ce ne fût pas le seul point commun entre le nazisme allemand et le fascisme italien, loin s’en faut, l’opposition au capitalisme de libre-marché est l’une des plus évidentes.
     L’anticapitalisme formait le fond idéologique du mouvement nazi tout entier. Pour une minorité de membres du parti il est vrai que ce n’était là qu’une dimension annexe. Pour d’autres, dont Gregor Strasser, Joseph Goebbels, et Gottfried Feder, l’anticapitalisme était le fondement de leur engagement politique tout entier. Pour Strasser notamment, les choses étaient claires : la révolution national-socialiste avait comme « condition préalable » le renversement du capitalisme et devait signifier le « rejet du système individualiste de l’économie capitaliste ». 4
     Il faut le dire néanmoins, le capitalisme n’était pas beaucoup soutenu en Allemagne. La droite, paradoxalement, le rejetait presque. Pour la gauche, des socio-démocrates aux communistes, il représentait l’ennemi à abattre, et si tous ne s’accordaient pas nécessairement sur les moyens à mettre en place, ils étaient du moins en parfait accord quant à l’objectif ultime. Un autre mouvement politique partageait leur anticapitalisme radical : le parti national-socialiste d’Adolf Hitler. Lors d’un congrès célèbre, François Mitterrand expliqua que pour être socialiste, pour mériter l’adhésion au Parti Socialiste, il fallait rejeter énergiquement la société capitaliste et son système économique d’exploitation. L’Allemagne du XIXe siècle donna naissance à de nombreux hommes qui partagèrent cette haine pour le capitalisme. Karl Marx en fut un excellent exemple ; Hitler aussi. Pour s’en convaincre il suffit de prendre la peine de l’écouter. « Nous sommes socialistes, clama Hitler dans un discours de 1927. Nous sommes les ennemis du système économique capitaliste actuel, avec son exploitation des économiquement faibles, avec ses salaires injustes, avec son évaluation indécent de l’homme selon la richesse et la propriété, plutôt que selon la responsabilité et la performance, et nous sommes déterminés à détruire ce système à n’importe quelles conditions. » 5
     Hitler voyait dans le capitalisme le mal absolu. De manière logique, il considéra l’individu capitaliste, l’homme d’affaires, comme le plus âpre et plus direct adversaire du national-socialisme. Autant il affirmera avoir toujours reconnu que les communistes pourraient rejoindre le Parti national-socialiste, autant, à l’inverse, il n’imagina jamais comment des capitalistes pourraient le faire et adhérer à son idéologie : « Nos adversaires ont tout à fait raison quand ils disent : “Rien ne peut nous réconcilier avec le monde National-Socialiste’’. Comment un capitaliste borné pourrait bien s’accorder avec mes principes ? Il serait plus facile pour le Diable d’aller à l’Eglise et de se bénir d’eau sacrée plutôt que pour ces gens de comprendre les idées que nous tenons aujourd’hui pour des faits. » 6
     A plusieurs reprises, le jeune Goebbels manifesta aussi son anticapitalisme. En 1928, après une discussion avec un ouvrier, il évoquera dans ses cahiers l’ « exploitation » inhérente au système économique capitaliste : « Je suis resté un long moment encore avec le camarade Engel. C’est un type très bien. Un travailleur allemand. Un million comme lui et l’Allemagne serait sauvée. De nos jours, ce précieux capital est dilapidé par le capitalisme. Engel m’a parlé du travail à la chaîne chez Ford. C’est pire que l’esclavage. On est forcément pris d’une peine profonde en regardant la façon dont le système assassin actuel saigne et assassine petit à petit les forces les plus utiles du peuple allemand. C’est désespérant. » 7 Remarquons tout de même l’ironie qu’il peut y avoir à entendre un dirigeant nazi parler d’un système « assassin » qui « saigne » le peuple, cela d’autant plus que ce système capitaliste est justement celui qui est parvenu, historiquement, à lui donner des moyens de vivre. Quant au soi-disant « esclavage » dans les usines Ford, rappelons simplement que celles-ci offraient des salaires si élevés qu’aucune autre entreprise allemande de l’époque ne parvint jamais à l’égaler.    
     Dans son appréciation du capitalisme et des questions économiques, Goebbels s’inspira tellement des conceptions de Marx qu’on pourrait assez facilement les confondre l’un et l’autre. Voyez plutôt avec les deux citations suivantes : « Tout argent est poisseux parce qu’il vient avec de la sueur et du sang »  et « Le capital naît en suant le sang et la boue par tous les pores ». 8 Laquelle est de Karl Marx, laquelle est de Joseph Goebbels ? Observons-en une autre : « Le travailleur dans un Etat capitaliste n'est plus ni un être humain, ni un créateur, ni un producteur. Sans qu'il puisse le comprendre, il est devenu une machine, un numéro, un rouage dans la machine. Il est aliéné par ce qu'il produit. » 9 Cette citation provient-elle de Karl Marx, le philosophe de l’aliénation et de l’exploitation capitaliste, ou de Joseph Goebbels ? Elle est tirée d’un pamphlet de Goebbels.
     A mesure que s’affirmait leur tempérament socialiste, les Nazis rejetaient avec une force croissante les institutions et les principes fondamentaux du capitalisme libéral. Malgré son aspect déjà fort moribond après des décennies d’antilibéralisme, il représentait pour eux l’ennemi ultime, et ils ne semblaient jamais avoir de mots assez durs pour le qualifier et pour le critiquer. Cette détestation, en s’affirmant et en faisant corps avec l’ensemble de leurs convictions politiques, les poussera à préférer le bolchevisme de l’est au capitalisme de l’ouest. « En dernier recourt, expliqua clairement Goebbels, mieux vaut succomber avec le bolchevisme qu’être réduit en esclavage avec le capitalisme. » 10 En 1924, il notait également : « Les puissances occidentales sont déjà corrompues. Nos cercles dirigeants regardent vers l’Occident parce que les puissances occidentales représentent les Etats classiques du libéralisme. Et que vivre sous le libéralisme, pour celui qui possède (que ce soit de l’argent ou des relations ou la brutalité et l’absence de scrupules requise), c’est vivre bien. C’est de l’Est que vient la nouvelle théorie de l’Etat, reposant sur la soumission individuelle et la discipline stricte vis-à-vis de cet Etat. Bien sûr, cela déplait à messieurs les libéraux. D’où la ruée vers l’Ouest. La banque et la Bourse, la grande industrie, le grand capitalisme, l’agriculture — folie que tout ça ! » 11
     L’année 1932 fut marquée par de nombreuses élections et, pour le NSDAP, par de nombreuses victoires. Ne décrire que ces succès, comme le font habituellement les historiens du nazisme, laisse croire au lecteur contemporain qu’Hitler est arrivé au pouvoir par hasard et que le national-socialisme s’est imposé dans les cerveaux par l’œuvre du Saint-Esprit. A observer de près la propagande du parti d’Hitler, on s’aperçoit non seulement que l’antisémitisme y était moins « ultra-présent » qu’on le fait croire trop souvent, mais qu’il y était même souvent absent. A l’inverse, cette propagande transpirait l’anticapitalisme par tous les pores, pour reprendre la formule de Marx. La figure du travailleur modeste exploité par le patronat et la finance internationale fut une image massivement utilisée pour les affiches et les tracts du parti national-socialiste, une image d’ailleurs reprise des socialistes et des communistes. Présent en Allemagne dans les premières années du nazisme, Raymond Aron remarqua ainsi que, de ce point de vue, « le parti national-socialiste prenait modèle sur les partis social-démocrate ou communiste ». 12
     Cette propagande anticapitaliste n’était pas seulement un argument lancé à la vue des ouvriers, très friands de cette rhétorique. Aux paysans, les dirigeants nazis tenaient le même discours. Il faut dire que les conditions de la paysannerie justifiaient à bien des égards l’accent mis sur cet élément. L’agriculture était le secteur de l’économie qui, en Allemagne, avait le moins bénéficié de la reprise des années 1926-1927, et ce fut également celui qui, au début des années 1930, fut le plus sévèrement touché par la crise. Parce que la dépression avait fait nettement diminué et la consommation et les prix de vente les deux étant naturellement liés le début des années 1930 fut marqué par une très grande misère pour les paysans et les exploiteurs agricoles allemands. Du fait de son rejet presque instinctif du capitalisme et du fait de cette misère même, l’électeur des campagnes était la cible privilégiée du national-socialisme.
     En 1932, tentant de consolider sa base électorale dans les campagnes, le parti nazi émit un tract de campagne intitulé  « Fermiers Allemands, vous êtes représentés par Hitler, et voici pourquoi ! » Il expliquait qu’Hitler représentait leurs intérêts parce qu’il osait lutter contre les pouvoirs du grand capitalisme et de la finance mondiale. Le tract expliquait ouvertement : « Le premier danger pour le fermier allemand est le système économique américain — le grand capitalisme ! Il signifie la crise économique mondiale. Il signifie l’esclavage éternel de l’intérêt. Il signifie que le monde n’est plus qu’un large butin pour la finance juive de Wall Street, New York, et Paris. Il asservit l’homme grâce aux slogans de progrès, de technologie, de rationalisation, de standardisation, etc. Il ne connait que le profit et les dividendes. Il veut transformer le monde en un cartel géant. Il met la machine avant l’homme. Il anéantit le fermier indépendant vivant sur sa terre.  Son objectif final est la dictature du Judaïsme. » 13  Cet anticapitalisme radical ne s’était donc pas seulement diffusé à l’intérieur du mouvement, il était aussi repris avec passion par la propagande du parti et placardé partout.
     L’anticapitalisme n’était pas une folie passagère. Nous l’avons vu exprimé au début des années 1920 aussi bien que dans les années 1930, et il resta vif tout au long des douze années du Troisième Reich. Au cours de la guerre, Hitler continuait à blâmer le capitalisme pour les échecs de tel ou tel secteur de l’économie allemande. « C’est de la faute du capitalisme, qui ne prend en compte que les intérêts privés, si l’exploitation de l’électricité générée par la force de l’eau n’en est qu’à ses débuts. Les plus grandes installations hydro-électriques doivent être réservées en premier lieu pour les consommateurs les plus importants — l’industrie chimique, par exemple. » 14
     Parce qu’il est une véritable démocratie économique, le capitalisme fut l’ennemi ultime des régimes antidémocratiques : national-socialisme, fascisme, et communisme. Au grand dam des idéologues de ces mouvements socialistes, le capitalisme ne développe pas telle ou telle branche de l’économie en fonction de la volonté de puissance des dirigeants de l’Etat, ou de leur vision, souvent étriquée et sommaire, de ce qui est « bon » pour le peuple. Par le mécanisme des prix, il s’occupe de répondre aux différents besoins des consommateurs. Ainsi, le peuple n’est pas forcé de préférer une belle installation hydro-électrique aux bienfaits de la consommation de tel ou tel produit alimentaire. Chacun, individuellement, mène sa barque dans le port de son choix. Dans le capitalisme, il n’y a pas de conducteur, pas de leader (Führer) qui décide pour tous de ce qu’il faut produire et consommer. Sur ces questions, chacun est son propre maître. Pour les Nazis, un tel système était impensable. A l’inverse, il faudrait lancer la planification de l’économie et favoriser le développement de l’industrie lourde. En suivant la voie que l’Union Soviétique avait ouverte, le régime national-socialiste se condamnait à aboutir aux mêmes catastrophes qu’elle.
     Que l’on ne s’imagine pas que ces conceptions anticapitalistes n’aient été appliquées qu’à des cas restreints. Selon les Nazis, l’Etat ne devrait pas seulement prendre le contrôle des industries de l’énergie, mais de toutes les ressources stratégiques. Comme le dira Hitler, «  ce qui est vrai de l’industrie dans l’énergie est également vrai pour toutes les matières premières essentielles, c’est-à-dire que cela s’applique tout autant au pétrole, au charbon, à l’acier, à l’énergie hydraulique. Les intérêts capitalistes doivent être exclus de ces types d’industrie. » 15 Ce qui était essentiel à l’Allemagne devrait être produit par le gouvernement.
     Intrinsèquement anticapitaliste et profondément opposé à toutes les manifestations de la société libérale, le national-socialisme déboucha de manière tout à fait logique et prévisible sur la suppression de toute initiative privée, puis de toute liberté économique, puis de toute liberté tout court. Quel que soit leur parti d’affiliation, les hommes politiques socialistes de notre époque ne semblent jamais comprendre les conséquences du rejet des institutions de la société capitaliste. Hitler semblait, en comparaison, en avoir été bien plus conscient qu’eux. Habité par l’idée tout à fait marxiste selon laquelle la liberté de commercer n’est in fine que la liberté d’asservir, de dominer, d’exploiter, il avoua très clairement que la mise en place de l’économie socialiste de type nazie passerait par la diminution voire la suppression pure et simple des libertés économiques. « Dans le monde capitaliste et démocratique, le principe économique le plus important est que le peuple existe pour le commerce et pour l’industrie, et que ceux-ci, à leur tour, existent pour le capital. Nous, nous avons renversé ce principe, en disant que le capital existe pour le commerce et l’industrie, et que le commerce et l’industrie existent pour le peuple. En d’autres termes, le peuple passe d’abord. Tous les autres éléments ne sont que des moyens tendant vers cette fin. Lorsqu’un système économique est incapable de nourrir et de vêtir son peuple, alors il est mauvais, peu importe si quelques milliers de personnes disent : ‘‘En ce qui me concerne, il est bon, vraiment excellent ; mes dividendes sont magnifiques.’’ Les dividendes ne m’intéressent pas. Ici nous avons tracé la ligne. Ils rétorqueront sans doute : ‘‘Voyez là, c’est exactement ce que nous disions. Vous mettez en péril la liberté.’’ Oui, certainement, nous mettons en péril la liberté de profiter aux dépens de la communauté et, si nécessaire, nous irons jusqu’à l’abolir. » 16
     Selon les Nazis, le mot liberté n’accompagnait que les sirènes de la servitude. Les ouvriers devaient se méfier de ce genre de langage : la liberté signifiait l’exploitation, le pillage, la pauvreté, et la décadence. Dès 1922, Hitler mettait en garde : « Liberté : sous ce terme on entend, du moins parmi ceux qui détienne le pouvoir au gouvernement, la possibilité d’un pillage illimité des masses, qui ne peuvent offrir aucune résistance. Les gens eux-mêmes considèrent naturellement que sous ce terme de liberté on leur offre la liberté de mouvement – la liberté de remuer leur langue et de dire tout ce qu’ils veulent, la liberté de déambuler dans les rues, etc. Une bien grande déception ! » 17 A ses proches, Hitler communiquait les mêmes sentiments. La liberté n’avait pas à être défendue, et ce pour la simple et bonne raison qu’elle était mauvaise, néfaste, destructrice. « Un très haut degré de liberté individuelle, affirma-t-il, n'est pas nécessairement le signe d'un haut degré de civilisation. Au contraire, c'est la limitation de cette liberté, dans le cadre d'une organisation qui comprend les hommes de la même race, qui est le marqueur réel du degré de civilisation atteint. Si les hommes recevaient une entière liberté d'action, ils se comporteraient immédiatement comme des singes. Desserrez les rênes du pouvoir, donnez plus de liberté à l'individu et vous conduirez le peuple à la décadence. » 18
     Nous avons raison aujourd’hui de condamner énergiquement le comportement de ces Allemands qui, des années durant, applaudirent chaleureusement de telles prises de paroles. Encore faut-il nous assurer chaque jour que nous n’applaudissons pas nous-mêmes de tels principes politiques. Dans notre pays, et à notre époque,  nombreux sont ceux qui semblent admirer les hommes politiques « de caractère » — ceux qui « osent prendre des décisions fortes ». Tous les jours nous entendons les journalistes et autres commentateurs politiques célébrer le « courage politique », le « volontarisme », et le « pragmatisme » de ceux qui « n’ont pas peur d’agir ». C’est oublier qu’Hitler et les Nazis avaient toutes ces qualités, et qu’ils en usèrent exactement comme ces esprits malavisés leur demanderaient aujourd’hui d’en user. Un chef d’entreprise menaçait-il de licencier ? Une interdiction administrative était immédiatement émise. Nous avions là un exercice splendide de « courage politique », de « pragmatisme », et de « volontarisme ». C’était clairement « ne pas avoir peur d’agir ». Sans doute est-ce un hasard si cela amena à la dictature.
     Par son anticapitalisme, le national-socialisme était poussé à défendre le point de vue socialiste sur les questions de propriété. A cette époque la propriété privée était un droit garanti, mais assez peu défendu. A gauche, les communistes voulaient le supprimer, et les socio-démocrates souhaitaient l’encadrer avec des barrières légales très rigides. C’est cette seconde option qui fut la position du parti d’Hitler. La propriété privée serait conservée mais inscrite dans un cadre légal qui en rendrait l’exercice acceptable pour l’Etat. Au début des années 1930, le porte-parole officiel du NSDAP clarifia ces principes : « La propriété privée, telle que définie sous l'ordre économique libéral, représente le droit pour l'individu de gérer et de spéculer autant qu'il le veut avec une propriété héritée ou acquise, sans considération pour l'intérêt général. Le socialisme allemand devait venir à bout de cette vision irresponsable et incontrôlée de la propriété. Toute propriété est une propriété commune. Le propriétaire est contraint par le peuple et par le Reich de gérer ses biens avec responsabilité. Sa position juridique n'est justifiée que pour autant qu'il respecte cette responsabilité. » 19 Comme on le remarque clairement, les Nazis ne parlaient pas comme les communistes d’un passage à la propriété commune des moyens de production, bien qu’ils en appelèrent énergiquement à la suppression de la vision « bourgeoise » et « libérale » de la propriété privée. Ils choisirent la voie intermédiaire, celle adoptée par les socialistes et les socio-démocrates, d’un encadrement par l’Etat des conditions et du fonctionnement de ce système de propriété privée.
     Pour certaines catégories de bien, dont la terre, les Nazis refusaient pour autant l’idée de conserver la propriété privée. La terre devait appartenir à la nation, et pas au paysan. Comme le dira Hitler lui-même, « le sol appartient à la nation, et l’individu n’a le droit que de l’emprunter et d’en tirer les fruits. » 20 Cette conception exigeait la reconnaissance d’un autre principe réglementaire : « Un produit naturel n’est pas de la propriété privée, c’est de la propriété nationale. La terre ne doit donc pas être l’objet de marchandage. » 21
     Par ses vues sur la propriété, il est clair que le national-socialisme se rapprochait nettement de l’idéologie soviétique. Parce que l’anticommunisme a longtemps été mal-interprété, nous sommes souvent amenés à croire que les Nazis avaient honte que de tels parallèles puissent être tracés. En réalité il n’en fut rien, et c’est parce que certains principes communistes fonctionnaient que les Nazis les intégrèrent dans leur vision. Dans le chapitre consacré aux objections, nous avons consacré de longues pages à la relation entre communisme et nazisme, dans lequel nous revenons sur les sentiments souvent bienveillants que les Nazis témoignèrent en privé. Ces sentiments comprenaient la célébration de l’efficacité du système économique soviétique ou du moins de certains de ses manifestations. Le système stakhanoviste, celui des méthodes coercitives accompagnant un culte de la performance, en est un exemple. Impressionné par ce système, il dira ainsi à ses proches : « Il est stupide de se moquer du système stakhanoviste. Les armes et les équipements des armées russes sont la meilleure preuve de l’efficacité de ce système dans la gestion de la ressource humaine dans l’industrie. Staline mérite notre respect inconditionnel. Dans son propre genre, il est un vrai camarade ! Il connait très bien ses références, Genghiz Khan et les autres, et la portée de sa planification industrielle n’est dépassée que par notre propre Plan Quadriennal. Et c’est évident également qu’il est tout à fait déterminé à ne pas avoir un chômage tel que celui qu’on trouve dans des pays capitalistes comme les Etats-Unis. » 22
     En établissant ce système et en ayant eu la présence d’esprit de construire un « socialisme dans un seul pays », et donc un socialisme national, Staline devait donc être célébré. Selon les Nazis, ses accomplissements étaient fantastiques et la Russie stalinienne devait être considérée comme l’une des nations les plus avancées du monde. Au milieu de la guerre, Hitler déclarera même qu’avec quelques années de plus elle aurait pu devenir un « monstre super-industrialisé ». 23 Citons ses mots : « Si Staline avait eu dix ou quinze ans de plus, la Russie serait devenu le plus puissant pays du monde, et deux ou trois siècles auraient été nécessaires pour faire changer cela. C’est un phénomène historique ! Il a augmenté le niveau de vie — cela ne fait aucun doute. Plus personne ne meurt de faim en Russie. Ils ont construit des usines là où il y a deux ou trois ans il n’y avait que des villages inconnus — et des usines, tenez-vous bien, aussi grandes que les Hermann Göring Works. Ils ont construit des lignes de chemin de fer qui ne sont même pas encore sur nos cartes. En Allemagne nous nous disputons sur la fixation du prix des billets avant même de commencer à construire la ligne ! J’ai lu un livre sur Staline ; je dois admettre que c’est une personnalité immense. » 24

Hitler et l'économie


     Les choses méritent d’être posées clairement : le titre de ce chapitre est quelque peu trompeur. Hitler ne fut jamais un théoricien, encore moins un économiste. Les idéologues du mouvement s’appelaient Anton Drexler, Gottfried Feder, Dietrich Eckart, et Gregor Strasser. La liste, même exhaustive, ne mériterait pas de comporter le nom du Führer. Idéologiquement, il n’était qu’un suiveur. Hitler n’était nullement un économiste, et d’ailleurs il détestait profondément les économistes, allant jusqu’à proposer qu’on supprime toutes les chaires d’économie politique dans les universités. Dans sa large bibliothèque, qui comptait près de mille volumes, Hitler ne possédait pas un seul ouvrage consacré à l’économie ou à l’histoire de l’économie. Il haïssait leur discours pompeux et leur attitude hautaine. « Pour un économiste distingué, se plaignit-il un jour, le principe est de jeter ses idées dans des méandres complexes et d’utiliser des termes incompréhensibles, et ce quel que soit le sujet traité. Tous ceux qui ne parviennent pas à comprendre sont qualifiés d’ignorants » 1 Sans doute se souvenait-il de l’époque où, lui-même parfaitement ignorant de la science économique, il avait débattu de ces questions avec des économistes professionnels tels que Gottfried Feder. Bien qu’il refusait toujours d’admettre toute intervention extérieure sur la formation de sa pensée, Hitler forgea ses convictions non par un raisonnement théorique mais par le pouvoir de séduction que les idées de Feder avaient eues sur lui.
     Gottfried Feder lui-même n’était pas un économiste brillant. Il traitait de ces questions avec une superficialité qui aurait déjà paru choquante au milieu du XIXe siècle, mais qui, au début du XXe, était presque impardonnable. Comme les fruits ne tombent jamais très loin de l’arbre qui les a vu pousser, les idées qu’Hitler en retint furent également des plus plates et des plus banales. Peut-être parce que ses connaissances dans ce domaine étaient rudimentaires, il n’appréciait pas les discussions approfondies sur les sujets économiques. « Débrouillez-vous » était sa réponse favorite aux questions complexes que lui posaient parfois ses ministres. Il n’existait aucun sujet sur lequel il acceptait que son interlocuteur puisse le prendre à défaut. La contradiction lui était physiquement désagréable, et l’économie était de loin le domaine dans lequel cette gêne était la plus flagrante.
     Et pourtant sa pensée économique — aussi incohérente, naïve, ou stupide fût-elle — ne peut être ignorée par celui qui souhaite comprendre sur quelles bases fut bâtie l’économie de l’Allemagne Nazie. La pensée d’Hitler nous intéresse même davantage que celle de Feder ou des autres théoriciens nazis, et ce pour une raison évidente : c’est lui qui accéda au poste de chancelier puis devint le Führer de l’Allemagne. La justification est ici largement suffisante. Nous n’aurions pas pris la peine d’analyser la pensée confuse et parfois incohérente de cet homme s’il était resté jusqu’au bout ce qu’il commença par être pour le Parti Ouvrier Allemand, à savoir un agitateur de brasserie et un orateur brillant. 
     Les deux prochains chapitres seront consacrés au système économique de l’Allemagne Nazie — les mesures prises pour sortir de la crise puis la situation de l’économie sous le règne des idées interventionnistes du National-Socialisme. Bien qu’il soit très intéressant de décrire par le menu les différentes formes prises par l’étatisme dans l’Allemagne Nazie, et nous le ferons, il est important de commencer par s’intéresser aux raisons qui furent données par Hitler pour le défendre. C’est l’explication que ce chapitre tâchera de fournir. 
     Plusieurs points devront être abordés afin de pouvoir décrire quelles étaient les vues d’Hitler et des Nazis sur le capitalisme, la monnaie, le rôle de l’Etat, etc. Pour présenter le cadre de l’analyse, et éclaircir les raisons pour lesquelles elle doit être menée, je commencerai par une citation tirée d’un discours du Führer. Nous sommes en 1933, quelques mois après son arrivée à la Chancellerie du Reich. Devant une foule buvant ses paroles, Hitler explique : « Les missions de l’Etat dans la sphère économique sont considérables.  Ici, toutes les actions doivent être soumises à une loi : le peuple ne vit pas pour le commerce, et le commerce n’existe pas pour le capital ; mais le capital est au service du commerce, et le commerce est au service du peuple. » 2
     Les propos paraissent assez vagues, et ils le sont en effet. Comme le communisme, tout cela semble être une nouvelle belle idée, un principe peut-être utopique mais fondamentalement positif. « Le commerce au service du peuple » : qui pourrait bien vouloir l’inverse, i.e. que le peuple soit asservi par son système économique ? Comme l’illustre cette citation, si nous en restons à l’étude des vagues propos qu’Hitler donnait lors de certains de ses discours publics, nous aurons le plus grand mal à atteindre les objectifs fixés dans le présent chapitre. Nous pourrions même, à l’image de la plupart des historiens, considérer que tout ceci ne constituait que des niaiseries d’un démagogue incapable de comprendre parfaitement les implications de son propre message politique. Pour autant, lorsque nous analyserons en détail la situation de l’économie allemande sous le Troisième Reich, il sera tout à fait clair qu’elle correspondait exactement à l’image idéale qu’avait dépeinte Hitler à de nombreuses reprises. De cet état de fait découle la nécessité pour nous de recenser de manière critique les idées hitlériennes sur l’économie.

L'idéal de la Révolution


     La portée de la révolution que menèrent les nationaux-socialistes ne peut être minimisée, surtout dans le domaine économique et social — nous le verrons bientôt en détail. Selon Kershaw, « les objectifs sociaux des nazis étaient extrêmement ambitieux. Il ne s’agissait pas moins que de révolutionner les attitudes et les valeurs. » 46 On pourrait arguer que cette dimension révolutionnaire, cette volonté de « changer la société », typique du communisme et du socialisme, ne mérite pas une telle attention dans l’étude du nazisme. En réalité, j’aurais sans doute eu à batailler pour expliquer en quoi l’aspect révolutionnaire était à la base de l’engagement politique des nazis, si les membres du NSDAP ne l’avaient pas expliqué eux-mêmes. Quelques mois après son arrivée au pouvoir, regardant un instant le travail accompli, Hitler s’autorisera le commentaire suivant : « Le national-socialisme est la seule vraie révolution que les Allemands aient jamais connue. Le marxisme de 1848, la misérable république des Weimariens, tout cela n’était qu’en surface. C’est maintenant que nous opérons en profondeur. » 47 Mais écoutons également l’une des personnalités les plus importantes du mouvement : Joseph Goebbels. Dans The Bunker, James O’Donnell reprend le témoignage d’Arthur Axmann qui se remémorait la conversation qu’il avait eu avec Goebbels, dans le bunker retranché d’Hitler, le 1er Mai 1945, le jour même où lui et sa femme se suicidèrent après avoir tué leurs propres enfants. « Goebbels se leva pour me saluer. Il évoqua rapidement les joyeux souvenirs de nos temps de lutte à Berlin, de 1928 à 1933. Il se souvint comment nous avions soumis les Communistes berlinois et les Socialistes à notre volonté, marchant au son de la Horst Wessel sur leurs propres terres. Il expliqua que le plus grand accomplissement du régime d’Hitler avait été la récupération des travailleurs Allemands à la cause nationale. Nous avions faits des travailleurs de véritables patriotes, dit-il ; ce que le Kaiser n’avait jamais réussi à accomplir. Ceci, continua-t-il à répéter, fut l’un des plus grands triomphes de notre mouvement. Nous autres Nazis, nous étions un parti antimarxiste, et pourtant nous étions un parti révolutionnaire : anticapitaliste, antibourgeois, et anti-réactionnaire. » 48
    Ils étaient révolutionnaires en ce qu’ils refusaient d’accepter l’ordre établi. Contre la société bourgeoise, contre le capitalisme : telle était leur révolution. La lutte contre le capitalisme et les institutions de la société libérale les faisaient entrer de plain-pied dans la contestation et l’affrontement violent. C’est de cette façon qu’il convient de comprendre la phrase de Goebbels, et c’est ainsi que Friedrich Engels avait considéré le combat de son ami Marx, en prononçant ces mots à son enterrement : « Il était d'abord et avant tout un révolutionnaire. Sa mission dans la vie était de contribuer, d'une façon ou d'une autre, à abattre la société capitaliste et les institutions d'Etat qu'elle avait créées, afin de libérer le prolétariat moderne. » 49 Mais Marx n’était pas le seul à avoir utilisé une tendance révolutionnaire ou « jacobine » pour sa lutte contre le capitalisme et la société libérale. D’une manière plus générale et plus complète, le socialisme et la violence avancèrent toujours main dans la main.
     Le national-socialisme n’apporta pas d’exception à cette règle générale, et se rendra même célèbre par son usage de la force. Déjà au cours de son procès de 1923, Hitler exprima clairement le peu de scrupule qu’il aurait à son arrivée au pouvoir. « Je peux vous assurer du fait que quand le mouvement national-socialiste sera victorieux dans cette lutte, alors il y aura également une Cour de Justice National-Socialiste. Alors nous nous vengerons de la révolution de Novembre 1918 et des têtes tomberont. » 50
     Sans surprise, dès son arrivée au pouvoir, il appliqua cette ligne de conduite. Le 23 mars 1933, pour se passer des élections et échapper au fonctionnement démocratique, Hitler fit passer la « Loi de réparation de la détresse du peuple et du Reich » (Gesetz zur Behebung der Not von Volk und Reich). Cinq paragraphes venaient de détruire la structure entière de la constitution de la République de Weimar, contre laquelle Hitler s’était tant battu. Réunissant les deux tiers nécessaires, le nouveau Führer de l’Allemagne obtint les pleins pouvoirs pour une durée de quatre ans ainsi que la possibilité de gouverner par décrets. De toute évidence, ce n’était pas un hasard. Comme tous les apôtres de la révolution violente, Hitler n’appréciait pas la contrainte de la constitution. De manière générale, il avait peu de sympathie pour les principes de séparation des pouvoirs ou d’équilibre démocratique. Eternels adversaires de la démocratie — pour les uns elle était « bourgeoise », pour les autres elle était « juive » —  les nazis et les bolcheviks rejetèrent les principes du libéralisme politique avec une rare énergie.
     En particulier, ils étaient d’accord pour considérer les juristes comme des ennemis. En insistant constamment sur le respect des droits, ils freinaient l’action politique.  « Ne considérons le juriste que comme un conseiller, expliqua notamment Hitler, et ne lui laissons pas l’autorité de donner des ordres. Comment un homme qui a passé toute sa vie le nez plongé dans des dossiers peut comprendre quoi que ce soit des problèmes de la vie ? Il ne connait rien. Je ne perds jamais une occasion d’être indélicat à propos des juristes. C’est parce que j’espère décourager les jeunes qui voudraient se lancer dans une telle carrière. Il faut décrier cette profession à tel point que, dans le futur, seuls ceux qui n’auront pas d’autre idéal que le pouvoir réglementaire voudront s’y consacrer. Quelle est l’importance des scrupules juridiques quand quelque chose est nécessaire aux intérêts de la nation ? Ce n’est pas grâce aux juristes, mais malgré eux, que le peuple Allemand est en vie. » 51 Là encore, les conseils furent suivis. Les douze années du Troisième Reich se passèrent sans juriste et comme à côté de la légalité.
     A l’intérieur de la Weltanschauung nazie, nous l’avons déjà signalé, les objectifs constructivistes étaient évidents. Ils amenèrent le mouvement nazi hors des frontières de la légalité telle qu’on l’entend traditionnellement. « Nous voulons une patrie nouvelle, purifiée » écrivait Goebbels : des propos que l’on retrouve sans peine dans la bouche des plus grands noms de la Révolution Française — ou plutôt, de la Terreur. 52 De fait, l’utilisation de la violence fut une constante sous le règne des idées national-socialistes. Violence pour mettre en place des mesures de sortie de crise ; violence pour appliquer les décrets et autres lois réglementant l’activité économique ; violence pour s’enrichir sur le dos des territoires conquis ; violence pour persécuter les Juifs : le national-socialisme plaça la violence à la hauteur d’un idéal.
     La révolution nazie passait par une attaque sur la liberté individuelle, et à l’inverse des communistes russes qui diluèrent ce fait dans une phraséologie niaise, les Nazis affirmèrent fièrement cette réduction de la liberté. Le 15 novembre 1933, Joseph Goebbels prononça à Berlin les mots suivants : « La révolution que nous avons menée est censée faire de la nation allemande un peuple. Pendant deux mille ans, tous les bons Allemands ont aspiré à cette transformation. Bien sûr, cela impliquait que l’on mette des limites à la liberté de l’individu, dans la mesure où elle entravait la liberté de la nation ou entrait en contradiction avec elle. » 53 Face à de tels aveux, la posture habituelle consistant à dire que « personne n’aurait pu savoir » n’est simplement pas tenable. Ceux qui souhaitaient se battre pour la dignité humaine et la liberté de chacun auraient dû reconnaître dans l’augmentation de la sphère d’influence de l’Etat la racine même du mal contre lequel ils espéraient lutter.
     Parce qu’elle préfigure une comparaison gênante entre national-socialisme et bolchevisme, cette passion révolutionnaire a été peu étudiée par les historiens du nazisme. Pour autant, devant l’évidence, nombreux sont ceux qui ont expliqué correctement les choses. Pour l’historien marxiste Eric Hobsbawm les Nazis « étaient des révolutionnaires de la contre-révolution : dans leur rhétorique, dans leur appel à ceux qui se considéraient comme des victimes de la société, dans leur mot d’ordre d’une transformation totale de la société, et jusque dans leur adaptation délibérée des symboles et noms des révolutionnaires sociaux — qui est si patente dans le « Parti national-socialiste des ouvriers » de Hitler avec son drapeau rouge ou le fait que, dès 1933, il fit du 1er mai des Rouges un jour férié. » 54 Assez involontairement, ou sans doute par simple volonté d’être honnête, Ian Kershaw développa la thèse de ce chapitre avant de conclure que « la politique économique et sociale d’Hitler fut, à un double titre, l’instrument d’une transformation révolutionnaire de la société : d’une part, en ayant recourt à des mesures de relance économique pour surmonter la récession, elle préfigura la ‘‘révolution keynésienne’’ que connaîtrait le capitalisme allemand après-guerre ; d’autre part, en imposant par la force une Gleischaltung qui anéantit les syndicats et soumit le patronat aux intérêts politiques d’un Etat autoritaire, elle modifia en un temps record la vie des Allemands, et ce de façon plus décisive que ne l’avait fait la Révolution de 1918-1919. » 55 L’historien Eugène Weber a très fortement insisté sur cette caractéristique du national-socialisme, considérant même qu’il était « une sorte de jacobinisme de notre temps ». 56 David Schoenbaum parlera quant à lui d’une révolution nationale-socialiste qui « était idéologique par ses fins : une guerre contre la société bourgeoise et industrielle ». 57    
     Plus généralement, il est certain que l’usage de la violence, pour un mouvement profondément révolutionnaire, était une solution évidente. Dans la lutte que les Nazis mèneraient contre le capitalisme, l’élimination physique des riches bourgeois avait été une possibilité dès le début. « De tous temps, raconta Hitler, le pouvoir s’est fondé sur ce que les bourgeois appellent le crime. Les bolcheviks ont agi à la manière russe. Ils ont supprimé totalement l’ancienne classe dirigeante. C’est là le vieux moyen classique. Si je me souviens bien, Machiavel aussi le recommande. » 58 C’était là une option séduisante, mais qui pourrait s’avérer désastreuse. De toute évidence, les échecs du bolchevisme en Russie poussaient Hitler à écarter cette pratique et à chercher une alternative. Ce qu’il trouva, comme nous l’expliquerons en détails dans un prochain chapitre : au lieu d’éliminer purement et simplement ces grands bourgeois, il était plus intéressant de les placer dans une situation de quasi esclavage en les forçant à travailler selon les ordres du régime. « Je me sers de l’ancienne classe dirigeante, continua Hitler, je la maintiens dans la dépendance et dans la crainte. Je suis persuadé que je n’aurai pas d’auxiliaires plus zélés. Et si, par hasard, elle tentait de se révolter, j’ai toujours à ma disposition le vieux moyen classique. » 59 Tout le long des douze années que dura le Troisième Reich, les élites économiques furent sans cesse inquiets devant la situation créée par l’arrivée au pouvoir que beaucoup appelaient avec mépris les « bolcheviks en chemise brune ». A bien des égards, il est vrai que les premières mesures prises par le régime et les discours virulents d’Hitler justifiaient leur crainte. Celui qu’ils avaient dû accepter comme leur Führer les avait bien prévenus. « Nous ferons ce que nous voudrons avec la bourgeoisie, avait-il affirmé. Nous donnons les ordres ; ils font ce que nous leur disons. Toute résistance sera réprimée sans pitié. » 60

     Les Nazis voyaient donc le national-socialisme comme un mouvement révolutionnaire, de la même façon et pour les mêmes raisons que Lénine ou Staline considéraient que leur mouvement était révolutionnaire, ou que Mao Zedong, Che Guevara, Fidel Castro, etc. le pensaient aussi — et je prends ces exemples volontairement. Comme eux, Adolf Hitler, emporté par ses passions, était gagné par une forme assez vulgaire d’idéalisme. Il voulait, on s’en souvient, bâtir un empire national-socialiste qui durerait mille ans. A l’intérieur du camp socialiste, comme nous l’avons déjà signalé, il n’était pas le premier à émettre de tels vœux. Voyons simplement cette citation troublante de Friedrich Engels : « Telle est notre vocation : nous deviendrons les templiers de ce Graal, nous attacherons pour lui l’épée sur la ceinture qui entoure nos reins, et mettrons joyeusement en jeu notre vie pour cette dernière guerre sainte qui sera suivie par le règne millénaire de la liberté. » 61 Bien sûr, la tendance « millénariste » n’est pas nécessairement une preuve de l’aspect socialiste ou communisme d’un courant politique, mais en observant qu’à travers l’histoire elle a été un élément fondamental du bolchevisme, du maoïsme, du national-socialisme, et du marxisme de manière générale, et qu’on a le plus grand mal à la retrouver présente ailleurs, on peut conclure, en suivant Raymond Aron, que cette forme d’idéalisme est au moins un symptôme de tendances socialo-communistes sous-jacentes. 62
     Parce qu’ils étaient socialistes, les Nazis étaient naturellement attachés à l’idéal de la révolution violente et partageaient des visions millénaristes. A l’inverse, si être de droite signifie lutter pour la conservation de l’ordre établi, alors il est impossible d’affirmer que les Nazis étaient de droite. Comme l’avait déjà annoncé Hitler : « Ceux qui voient dans le maintien de l’ordre établi le sens suprême de leur vie ne viendront jamais à nous. » 63 D’une manière générale, ils ne vinrent pas à lui, et ce pour une raison simple : comme le dira T. Childers, « les Nazis n'étaient pas des conservateurs, ils étaient des radicaux, des révolutionnaires, et les conservateurs allemands l'avaient bien compris. » 64
     On le sait davantage, le communisme bolchevique possédait également des éléments « jacobins » : un amour puissant pour la révolution violente couplé à une absence totale de scrupules. Dans son ouvrage sur la Révolution prolétarienne, Lénine expliquait bien que la prise du pouvoir impliquerait l’utilisation de la révolution violente et la création d’une dictature, celle-ci étant « un pouvoir qui s’appuie directement sur la force et qui n’est soumis à aucune loi. » 65 Les principes jacobins et l’idéal révolutionnaire avaient séduit de larges franges du socialisme, et notamment en France, d’où les noms se pressent : d’Auguste Blanqui à Louis Blanc en passant par Philippe Buchez et Jules Guesde.  Chez Karl Marx également, cette logique était très clairement affirmée. Dans un article suivant l’échec de la révolution de 1848, cette grande épopée révolutionnaire de laquelle il avait tant espéré, il prévenait déjà : « Nous ne ressentons aucune compassion pour vous et nous ne demandons aucune compassion de votre part. Lorsque notre tour viendra, nous ne nous excuserons pas pour la terreur. » 66 
     C’est cette même « terreur », cette même absence de « compassion » que les adversaires du fascisme, du communisme et du nazisme allaient mettre systématiquement en avant, et non sans raison, dans leur dénonciation de ces systèmes politiques.  Le premier à le faire à l’endroit du nazisme fut Ernst Bloch, lorsqu’il analysa et critiqua Hitler en 1924, à une époque où celui-ci n’avait pas encore acquis une reconnaissance nationale. Il y critiquait sa démagogie et les élans révolutionnaires du mouvement, insistant sur les habits jacobins dont il s’était paré — « des accoutrements volés à la Commune » selon ses propres termes. 67
     Le caractère révolutionnaire est évidemment un point sur lequel on peut établir un rapprochement étroit entre le régime national-socialiste et le régime soviétique, et nous ne serions pas les premiers à le faire. Rapprochant nazisme, fascisme et communisme, François Furet signala à juste titre la « passion révolutionnaire » comme une donnée fondamentale et commune à ces trois régimes dictatoriaux. 68 Ian Kershaw expliquera également qu’en « poursuivant des buts millénaristes liés à une classe ou à une nation  l’un et l’autre prônaient une révolution permanente ». 69 Cela ne signifie pas que les deux régimes sont identiques ou que l’un est la copie de l’autre. La seule conclusion que l’on peut en tirer est qu’ils s’efforcèrent tous les deux de révolutionner les bases intellectuelles et matérielles de la société dont ils avaient pris le contrôle. Dans ce sens, il est possible d’affirmer, comme Peter Fritzsche, que l’arrivée au pouvoir d’Hitler constitua véritablement « une révolution dans les manières de voir, d’agir et de sentir — une révolution brune dans les esprits. » 70
     En vérité, la pratique du pouvoir national-socialiste n’est pas l’objet d’un grand débat. L’idéal révolutionnaire et cette incroyable absence de scrupules qu’il impliqua, ne sont en aucun cas contestés, parce qu’ils ne sont pas contestables. Les Nazis aimaient la révolution violente comme certains aiment la démocratie, et ils détestaient la démocratie comme certains détestent la révolution violente. Leur rejet des principes « bourgeois » et « juifs » du parlementarisme provenait d’une détestation plus générale des principes du libéralisme. Démocratie, capitalisme, liberté individuelle : les fondements du libéralisme classique et les piliers de la société occidentale constituaient l’ennemi ultime pour le mouvement national-socialiste. Dans la sphère politique, ce rejet se manifestait par une haine viscérale de la démocratie ; dans la sphère économique, il signifiait l’opposition au capitalisme.