vendredi 28 septembre 2012

Les débuts d'Adolf Hitler


     Le jeune caporal qui fit son apparition dans une brasserie de Munich le soir du 12 septembre 1919 n’avait encore rien d’un homme politique. Né en avril 1889 près de la frontière austro-allemande, Adolf Hitler se rêva d’abord peintre, puis architecte. 1 Son attirance pour la politique débuta à ses 16 ans.  Selon ses propres dires,  il avait compris dès son jeune âge la nécessité de l’intervention gouvernementale dans les affaires économiques et sociales, critiquant amèrement l’Etat autrichien qui, comme il l’écrira dans Mein Kampf, « ignorait toute justice et toute législation sociale. » 2 Il s’intéressa intensément à ce qu’il appelait la « question sociale », se demandant comment résoudre le problème de la pauvreté des masses. Ignorant tous des principes qui basent habituellement le choix politique, il n’avait pas encore à l’époque des convictions très claires.
     Le socialisme « classique », celui du parti social-démocrate, ne lui déplaisait pas. Ce n’est pas qu’il contenait ses premières vues sur la politique, la nation, et l’économie, mais les objectifs socialistes lui semblaient au moins louables, et allaient dans le même sens que les siens : la suppression de la misère du peuple. « L'activité de la Social-Démocratie, écrira-il, ne m'était nullement antipathique. Qu'elle se proposât enfin, comme j'étais alors assez sot pour le croire, d'élever le sort du travailleur, m'incitait encore à l'appuyer plutôt qu'à la dénigrer. » 3 Ce flirt léger, en effet, ne dura qu’un temps. D’intenses lectures et l’expérience de la guerre suffirent pour lui retirer sa « sottise ». 4
     Selon le témoignage de Karl Honisch, l’un de ses amis proches durant ses années passées à Vienne, Hitler était animé d’une véritable haine pour l’argent et l’esprit de lucre en général. Ce serait en vain, par contre, qu’on chercherait chez lui des traces d’un antisémitisme. Son esprit n’avait pas encore fait le lien entre les Juifs et le capitalisme, et quitte à désigner des coupables, il rejetait plutôt la faute sur les chrétiens. 5 Hitler était donc anticapitaliste à Vienne, ce qui n’était pas la norme, mais n’était pas encore antisémite, alors que c’était là, selon les mots de Kershaw, « l’une des villes européennes où l’antisémitisme était le plus virulent ». 6 Nous pouvons en conclure qu’Hitler était anticapitaliste avant d’être antisémite, et antisémite avant d’être anticommuniste, ce qui, au surplus, est un parcours intellectuellement logique — nous le verrons.
     Engagé volontaire en 1914, Hitler fut blessé à deux reprises. Après une attaque au gaz, il fut transféré dans un hôpital de campagne, d’où il apprendra la nouvelle de l’armistice. Révolté par la capitulation, et croyant en un « coup de poignard dans le dos » (Dolchstoß), il rejeta la faute sur les généraux, les élites politiques, et tous ceux qu’il appellera plus tard les « criminels de Novembre ». Après des années de vagabondage et de pauvreté, sa vie prenait enfin un sens. « Quant à moi, se souviendra-t-il dans Mein Kampf, je décidai de faire de la politique. » 7
     Au sortir de la Première Guerre mondiale, la situation en Allemagne était extrêmement tendue. Après les soulèvements révolutionnaires qui avaient commencé à secouer le pays, l’armée s’était mise à craindre les organisations communistes. Les infiltrer étant la solution à la fois la plus simple et la plus efficace, c’est par le jeu d’informateurs qu’elle tentait de juguler la révolte. Par son inclinaison politique et par son nom lui-même, le Parti Ouvrier Allemand arriva très vite sur la liste des éléments à surveiller : en semblant partager le projet politique des communistes, il apparaissait comme dangereux.  Comme le note Shirer, « l'armée soupçonnait beaucoup les partis ouvriers, puisqu'ils étaient majoritairement socialistes ou communistes. » 8
     Recyclé dans l’armée allemande après la fin de la guerre, le caporal Adolf Hitler fut envoyé comme informateur à l’une des réunions du DAP. Le but de sa mission était d’infiltrer l’une des réunions de ce groupuscule et d’écrire un rapport sur leurs activités, pour préciser s’il était susceptible de constituer une force révolutionnaire dangereuse pour la sécurité intérieure de l’Allemagne. La réunion politique à laquelle Hitler assista ce soir de septembre 1919 n’avait pas attiré plus d’une vingtaine de personnes. Gottfried Feder y prononça un discours qui avait pour thème « Comment et par quelles méthodes peut-on éliminer le capitalisme ? ». 9 En réaction aux propos de Feder, le professeur Baumann plaida en faveur du séparatisme bavarois. Agacé, Hitler prit la parole pour critiquer cette position. Ses qualités d’orateurs étaient claires. « Bon sang, il a une gueule. Nous pourrions l’utiliser » fit remarquer Anton Drexler. 10
     La réunion terminée, Hitler se vit remettre un petit opuscule intitulé « Mon Éveil Politique », rédigé par Drexler quelques mois plus tôt. L’inclinaison de ce texte, là encore, est des plus claires. « Je suis socialiste comme vous », commençait Drexler, avant de poursuivre sur le sens de son combat. « Je prie pour l’arrivée d’une véritable forme de socialisme, pour le salut des classes ouvrières, et pour la libération de l’humanité créative de l’exploitation du capitalisme. » 11  La suite du texte évoquait également l’expérience bolchevique dont les journaux allemands commençaient à rendre compte abondamment. Les témoignages étaient horrifiants : l’idéal de justice et de fraternité s’était transformé en broyeur de peuple. Conscient des échecs patents du communisme en Russie, Drexler sentait qu’il se devait de dénoncer ce faux socialisme qui, au lieu d’améliorer les conditions des travailleurs, les jetait dans un esclavage terrifiant. « Une dernière chose, expliquait-il donc. N’attendez rien du Bolchevisme. Il n’apporte pas la liberté au travailleur. En Russie, la limite des 8 heures de travail par jour a été abolie. Il n’y a plus de conseils de travailleurs. Et tout cela couvert sous la dictature d’une centaine de commissaires du gouvernement, qui, neuf fois sur dix, sont des Juifs. » 12
     Réveillé au petit-matin, comme il l’expliquera plus tard, Hitler dévora avec passion et ardeur ce petit livre de quarante pages. Il racontera ses impressions dans Mein Kampf : « Ayant commencé, je lus avec intérêt ce petit écrit jusqu’au bout ; car, en lui, se reflétait le changement que j’avais éprouvé moi-même d’une façon analogue douze ans plus tôt. Involontairement, je vis revivre devant moi ma propre évolution. Je réfléchis encore plusieurs fois dans la journée à ces faits et pensai ensuite laisser définitivement de côté cette rencontre, quand quelques semaines plus tard, je reçus, à mon grand étonnement, une carte postale dans laquelle il était dit que j’étais admis dans le parti ouvrier allemand : on m’invitait à m’expliquer là-dessus et à cet effet à venir assister à une séance de la commission du parti. » 13
     Pour un homme ambitieux comme Hitler, le groupuscule politique qu’il rejoignait ainsi était des plus insignifiants. Au moment où il y prit sa carte, le parti n’avait certes pas sept membres comme il le fera croire par la suite, mais il n’en restait pas moins un groupuscule politique des plus insignifiants. Bien que sa carte de membre indique le n°555, le nombre est trompeur : la numérotation avait été commencée à 501, comme c’était l’usage dans les partis de l’époque.
     Dès sa première prise de parole, Hitler avait été apprécié pour ses qualités d’orateur. Grâce à celles-ci, il devint assez rapidement la figure centrale d’un parti qui, voulant faire de l’agitation, était bien heureux d’avoir trouvé un agitateur. Ses premiers discours attaquaient de manière récurrente les socio-démocrates, ces « traitres » qui avaient signé l’Armistice puis le Traité de Versailles, ainsi que le capitalisme et la haute finance.


__________________

Notes

1.        Sur la jeunesse d’Adolf Hitler, voir Ian Kershaw, Hitler. Tome 1 : 1889-1936, Flammarion, 1991 ; Joachim Fest, Hitler, Mariner Books, 2002 ; et surtout Franz Jetzinger, Hitler’s Youth, Praeger, 1977
2.        Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.73. La citation extraite de Mein Kampf me permet de glisser un commentaire sur ce livre, qu’on dit fondamental, mais qu’Hitler lui-même qualifia résultat d’une « folie d’un temps derrière les barreaux ». (cité par Timothy W. Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le Cherche Midi, 2009, 146). En outre, bien que le livre ait été très largement diffusé, surtout après 1933, tout laisse penser qu’il fut peu lu, et peu apprécié. Au sein même du NSDAP, la plupart de ses lecteurs, qui étaient d’ailleurs rares, critiquèrent ouvertement le livre, à l’instar de Goebbels qui pestait contre le sytle quelquefois « imbuvable » et l’aspect « souvent très peu soigné. » (Joseph Goebbels,  Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.125) Une anectode fera bien comprendre la place qu’il convient de donner à cet ouvrage. Un jour, lors d’une réunion au sein du parti nazi, Otto Strasser cita de mémoire un passage de Mein Kampf. Quelle ne fût pas la surprise des autres personnes présentes. Manifestement, personne d’autre dans la salle n’avait lu le livre. Il expliqua qu’il ne l’avait pas lu non plus, mais qu’il avait pris soin d’en apprendre par cœur certains passages, un petit travail que d’autres avouèrent également avoir fait. « Au terme d’un énorme éclat de rire, racontera Otto Strasser, on convint que la première personne qui prétendrait avoir lu Mein Kampf payerait l’addition. » On demanda à Gregor Strasser, qui répondit « tout simplement : Non. Goebbels secoua la tête. Göring éclata de rire. Le conte Reventlow s’excusa en disant qu’il manquait de temps. Personne n’avait lu le livre du chef et chacun dut payer pour soi. » (Otto Strasser, Hitler and I, Houghton Mifflin, 1940, cité dans Timothy W. Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le Cherche Midi, 2009, pp.126-127).
3.        Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.83
4.        Pour autant, la « rupture » d’Hitler avec la social-démocratie ne fut peut-être pas aussi claire que cela. Certaines rumeurs, jamais confirmées, mais jamais contredites non plus, ont très tôt expliqué qu’Hitler avait sympathisé avec le Parti social-démocrate allemand (SPD) en rentrant de la guerre, et qu’il y était même peut-être devenu membre. Ian Kershaw, qui semble croire à cette hypothèse, évoque comme preuve la phrase qu’il prononça en 1921 : « Tout le monde a été social-démocrate un jour ou l’autre. » (Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.101) Au sein de l’armée, d’ailleurs, il avait commencé par effectuer des missions de propagande pour les socialistes du SPD et de l’USPD. (Ibid., p.100)
5.        Voir le témoignage de Karl Honish, repris dans Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.68
6.        Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.70
7.        Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.364
8.        William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.32
9.        Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.41
10.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, pp.107-108
11.     Anton Drexler, My Political Awaking, Preuss, 2010, p.10 
12.     Ibid., p.12
13.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.386