A ses débuts en politique, et jusqu’à ce
que le cours des évènements ne le fasse changer d’avis, Hitler était un partisan
de la révolution violente. Tribun charismatique, agitateur de brasserie, il ne
s’imaginait pas encore mener le combat politique selon les méthodes
traditionnelles du parlementarisme — une « invention
des Juifs » pour reprendre ses propres mots. 24 Si l’insurrection violente n’était pas le but
avoué du mouvement national-socialiste à ses débuts, elle ne tarda pas à le
devenir. L’effondrement de toutes les structures institutionnelles
traditionnelles, le marasme dans lequel étaient plongés la démocratie allemande
et son système parlementaire tant haï par les nationaux-socialistes, tout cela
concourrait à projeter l’idée d’une révolution violente dans les esprits des
leaders du mouvement. Et les Nazis se réjouissaient de cette situation de
chaos : ainsi que
Gregor Strasser l’expliquera froidement, « tout ce qui participe à
précipiter la catastrophe est bon, très bon pour et pour notre Révolution
Allemande ». 25 D’ailleurs, les troupes avaient le sang encore brûlant et c’est
avec raison qu’Hitler
affirma que les soldats allemands revenus de la guerre étaient devenus « des
révolutionnaires qui aimaient la révolution pour elle-même et désiraient voir
la révolution être établie comme une situation permanente. » 26
Quelques mois avant l’assaut munichois, les Nazis
préparèrent leur prise du pouvoir par un putsch. Fructueuse en Russie et en
Italie, la révolution violente pouvait aussi être un succès en Allemagne :
telle était la conviction des dirigeants du NSDAP en ce milieu d’année 1923. « Nous
voulons déchaîner la tempête, annonça Hitler en avril. Ne vous endormez
pas : vous devriez savoir qu’une tempête se prépare. » 27
Le flou qui entoure le récit des
évènements habituellement rassemblés sous le vocable « Putsch de la
Brasserie » a fortement contribué à faire la légende du parti
national-socialiste. Ce coup d’Etat mal organisé, voir complétement improvisé,
émergea en Novembre 1923 comme la seule réponse possible aux troubles graves
que connaissait alors l’Allemagne. Ruinée par l’hyperinflation et encore meurtrie
par la défaite lors de la guerre, la société allemande semblait être un terreau
fertile pour une révolution national-socialiste. 28 L’histoire en
décida autrement, et plutôt qu’un grand mouvement historique, le putsch tourna
rapidement en farce. Hitler et ses hommes avaient espéré que l’armée rejoigne
leurs rangs : ce ne fut pas le cas. Désemparés face au tour que prenaient
les évènements, Hitler et ses « troupes » entamèrent une « marche »,
vite stoppée par la police, qui ouvrit le feu. Les quelques tirs firent seize
morts et de nombreux blessés. 29 Après s’être d’abord enfuit, Hitler
fut arrêté, jugé, et condamné à cinq ans d’emprisonnement. Il sortira au bout
de quelques mois. En prison, il eut le temps de lire Nietzsche, Chamberlain,
mais aussi Marx. Il entama également l’écriture de Mein Kampf dont le premier tome allait paraître en 1925. Relâché en
décembre 1924, Hitler remit le parti sur pieds dès février 1925.
« C’est de cette époque que date ma
conviction que nous ne pouvions plus obtenir le pouvoir par la force »
commentera plus tard Hitler. 30 L’échec du Putsch de
la Brasserie, si palpable et en même temps si prévisible, sonnait en effet la
fin du rêve révolutionnaire des Nazis. Dès lors, Hitler eut la lucidité de
constater l’échec de sa stratégie de conquête du pouvoir, et surtout, d’en
changer. Au lieu de prendre les armes dans une conquête acharnée mais assez désespérée,
il imagina une arrivée au pouvoir dans la légalité et en respectant la
constitution : la révolution se ferait par les élections. Il faudrait donc
lutter contre la démocratie parlementaire en utilisant les moyens de ce
système. Il faudrait se battre, élections après élections, année après année,
pour obtenir enfin le pouvoir. Hitler accepta de s’y résoudre et n’imaginait
pas qu’on puisse lui barrer la route. « Tôt ou tard nous aurons une majorité — puis nous aurons
l’Allemagne » lançait-il avec énergie. 31
En cela il témoignait
d’un plus grand bon sens que Marx, qui, sa vie durant, resta accroché à l’idéal
étriqué de la révolution violente. « Que la bourgeoisie tremble à l’idée
d’une révolution communiste » avait prévenu le Manifeste de façon célèbre. 32 Mais, à l’évidence, s’il
est vrai qu’elle trembla, et à plusieurs occasions, la bourgeoisie européenne
n’a jamais été proche de tomber. Marx alla ainsi d’échecs en échecs, et même
après le désastre de la Commune de Paris en 1871, à laquelle il s’était rallié,
il refusa d’admettre que la conquête légale du pouvoir puisse être une
alternative intéressante. De fait, le mouvement communiste ne connut aucun
succès de son vivant.
Hitler choisit donc la voie légale, mais
non volontairement : en réalité, il n’y avait pas d’autre choix. Après sa
condamnation suivant le putsch manqué, il savait bien que tout faux pas lui
était interdit. Il commit pourtant une faute dès sa sortie. Le 27 février, en
détaillant le nouveau cadre de son action politique, il expliqua
notamment : « à cette lutte, il n’y a que deux issues
possibles : ou l’ennemi nous passe sur le corps, ou c’est nous qui passons
sur le sien ». 33 Ce discours fut jugé trop radical et Hitler reçut
l’interdiction de parler en public pour une durée de deux ans. Son parti
politique n’était pas interdit, mais il savait bien que politiquement il continuait
à marcher sur un fil, et pendant plusieurs années la situation resta des plus
tendues. De
fait, Hitler fut de plus en plus inquiet par les risques d’interdiction du
parti, surtout après qu’en mars 1931 le chancelier Heinrich Brüning publia un
décret d’urgence pour lutter contre les partis politiques jugés trop dangereux.
Les premières « purges » commencèrent à cette époque, d’abord avec
Walter Stennes, puis avec Ernst Rohm, Gregor Strasser, et d’autres. Leur grand
tort fut d’avoir trop insisté sur l’aspect révolutionnaire du
national-socialisme ou d’avoir privilégié l’usage de la force quand celle-ci
était formellement proscrite par les dirigeants du parti. Au milieu de la guerre, Hitler continua à rappeler
à quel point la pression de la loi avait pesé sur lui durant ces années.
« A la moindre imprudence je risquais de retourner en prison pour six
ans. » raconta-t-il alors. 34 Il
risquait même d’être renvoyé en Autriche, son pays natal.
C’est également ainsi que les grands
historiens du nazisme expliquent ce changement de tactique : il changea parce
qu’il le fallait. « Bien que le NSDAP rejeta la démocratie parlementaire en
principe, explique ainsi Wolfgang Benz, il dut suivre une voie légale d’accès
au pouvoir pour des raisons tactiques. » 35 Les raisons tactiques permettent
en effet de comprendre une manœuvre qui, eu égard au programme politique
d’Hitler et à ses discours sur le parlementarisme et la démocratie, aurait
facilement pu sembler curieuse voire paradoxale. Utiliser les méthodes
parlementaires n’était qu’un moyen pour « faire entrer les loups dans la
bergerie » comme le dira cyniquement Goebbels. Et Hitler l’expliquera
ouvertement : « Nous ne sommes pas un parti parlementaire — ce
serait contradictoire avec l’ensemble de nos principes. Nous sommes un parti
parlementaire seulement par obligation, sous la contrainte, et cette contrainte
est la Constitution. » 36
Affirmer qu’Hitler changea d’avis sur la
révolution violente serait sans doute effectuer un raccourci trompeur. Dès
1932, donc bien après l’échec du Putsch de la Brasserie, les pressions
révolutionnaires étaient déjà réapparues. « En ce temps-là, raconte
Rauschning, toutes les pensées d’Hitler étaient en lutte avec la tentation de
sortir de la voie légale qu’il s’était tracée lui-même pour arriver au pouvoir
et pour s’emparer du gouvernement par une révolution sanglante, par une
‘‘marche sur Berlin’’. Il était constamment harcelé par ses collaborateurs les
plus proches, qui l’incitaient à sortir de sa réserve et à engager la bataille
révolutionnaire. Lui-même se trouvait en conflit avec son propre tempérament
révolutionnaire, qui le poussait à agir avec toute sa passion, alors que sa
sagesse politique lui conseillait de choisir le chemin plus sûr des
‘‘combinaisons’’ politiques et de remettre à plus tard ce qu’il appelait ‘‘sa
vengeance’’. Il est avéré qu’au moment des élections de l’automne 1932, une
révolution nationale-socialiste était sur le point d’éclater. » 37 La véracité de ce récit est appuyée par le témoignage apporté par Goebbels dans son journal.
Dès 1930, après une session agitée au Reichstag, il notait avec
enthousiasme : « c’est le début de la révolution. Pourvu que cela
continue ! » et en
1932, il indiquait également : « J’ai donné mes instructions aux
dirigeants des SA et SS. Le malaise est partout. Le mot “putsch” est partout
dans l’air. »
38
En effet, dans le
milieu national-socialiste, le mot putsch était encore sur toutes les lèvres. Courant
1932, une tentative révolutionnaire des plus radicales fut préparée en secret.
Elle n’était l’œuvre que d’une section régionale de SA, et n’avait sans doute
jamais reçu l’aval des instances supérieures du parti, mais l’extrémisme dont
elle témoignait en fait un évènement significatif. Le putsch exposé dans ces
documents devrait participer à la création d’une société socialiste
révolutionnaire, dans laquelle le travail serait rendu obligatoire pour tous,
la monnaie serait abolie, et le rationnement des biens alimentaires serait
introduit.
Hitler ne mit pas longtemps à se désolidariser de ces initiatives, et à
repousser au fond de lui son profond caractère de révolutionnaire. Il ne
fallait pas effrayer les bourgeois et les classes-moyennes qui voyaient d’un
très mauvais œil les appels à la révolution violente. Coupable d’avoir trop
insisté sur l’aspect « socialisme révolutionnaire » du mouvement,
Otto Strasser, jadis membre influent du Parti, fut évincé par Hitler. Son
message, clairement, n’était pas en phase avec la stratégie
« légaliste » d’Hitler. Après avoir mis la main sur le vote ouvrier
et paysan, il fallait parvenir à séduire les classes moyennes et les couches
supérieures de la population. Hitler en était convaincu : ce n’est pas
en parlant d’expropriation, de propriété
commune des moyens de production, ou de révolution socialiste en Allemagne
qu’on y parviendrait. Strasser fut donc écarté.
L’objectif premier
de la révolution national-socialiste était la création d’une société nouvelle.
Contrairement à la société communiste, ou du moins à son idéal, elle ne serait
pas « sans classe » mais hiérarchisée. Mais tout bien considéré, ces
différences importent peu. Ce qui contribuait véritablement à affirmer leur
caractère révolutionnaire n’était pas tant le modèle de société qu’ils avaient
en tête, mais simplement le fait qu’ils en avaient un. Pour autant, il est
difficile de dire si c’est leur caractère révolutionnaire qui poussa les Nazis
sur le chemin du constructivisme ou l’inverse. Il semble que ces deux
dimensions s’entretenaient l’une et l’autre.
A la lecture de Mein Kampf et des discours des hauts cadres nazis de 1920 à 1945,
il apparait clairement que ceux-ci étaient tout à fait convaincus du caractère
« révolutionnaire » de leur mouvement, et qu’ils en tiraient une
véritable fierté. Ils étaient fiers, oui, de l’objectif grandiose qu’ils
s’étaient fixé : la rénovation complète de la société allemande. Pour
cela, ils en étaient conscients, il fallait une révolution, et violente si
possible. Le régime nazi ne cacha jamais cette dimension. A l’inverse, elle
était mise constamment en avant par la propagande du Parti. Alles muss anders sein ! (« Tout
doit être différent ! ») resta pendant de longues années l’un des
slogans les plus utilisés. Goebbels, le chef de cette propagande, adressera
même ces mots aux adversaires d’Hitler : « Vous nous traiterez d’instruments de
la destruction, mais nous autres, nous nous appelons les enfants de
l’indignation. Nous voulons le bouleversement radical de toutes les valeurs. On
prendra peur devant le radicalisme de nos exigences. » 39
Les Nazis se
présentaient comme les opposants de la droite conservatrice et ils le furent
véritablement. Leur prise du pouvoir, sonnant la fin des années d’une
présidence qu’ils qualifiaient de « bourgeoise », constitua en
elle-même une révolution. Plus tard, lorsqu’ils évoquèrent leur arrivée au
pouvoir, les Nazis parlèrent avec grand enthousiasme de l’ « amorce d’une ère
nouvelle » et d’un « tournant décisif ». 40 La saisie du pouvoir (Machtergreifung) par les Nazis a même été
interprété par certains historiens comme « l’une des plus grandes
transformations arrivées sur terre » 41 Le grand Raymond
Aron défendit lui aussi cette idée selon laquelle l’arrivée du nazisme au
pouvoir fut véritablement une révolution, définissant une révolution comme
« un changement soudain, accompagné de plus ou moins de violence, la
substitution d’une classe politique à une autre, d’une idéologie à une autre,
d’un mode de gouverner à un autre. » 42
Même après que la
prise du pouvoir se soit faite par des moyens légaux, Hitler aimait raconter
cette histoire en insistant sur la « lutte féroce » qu’il avait dû
mener. Les héros révolutionnaires, disait-il, n’acquièrent leur gloire que dans
le combat. C’était la leçon qu’il avait retenu de sa participation à la
Première Guerre mondiale, et c’était l’un des principes directeurs de son
action politique. « Notre conquête du pouvoir n’a pas été sans
difficultés, raconta-t-il à un jour à ses proches. Le régime joua toutes ses
cartes, et n’en oublia aucune, afin de repousser autant que possible
l’évènement inévitable. La bière nationale-socialiste était un peu trop corsée
pour les estomacs délicats. » 43 Il se plaisait ainsi à rappeler
la difficulté de son combat, et considérait systématiquement sa nomination au
poste de chancelier comme le début d’une révolution, sinon une révolution en
elle-même. Ce sentiment était d’ailleurs partagé par certains journalistes, et
notamment ceux clairement opposés au nazisme, pour qui la prise du pouvoir par
Hitler en janvier 1933 avait été « une Marche sur Rome à
l’allemande ». 44
En outre, dès son arrivée au pouvoir, le parti
national-socialiste adopta la mentalité de la révolution permanente : il
faudrait tout révolutionner, et constamment. Le nazisme devait rester un
mouvement à part, unique historiquement. « Si le nouveau régime s’immobilise
dans une formule, expliqua Hitler, c’est alors qu’on pourrait considérer sa
vertu révolutionnaire comme épuisée. Il faut lui conserver aussi longtemps que
possible son caractère révolutionnaire pour éviter de paralyser sa force
créatrice. » 45