mardi 2 octobre 2012

L'échec de la stratégie violente


     A ses débuts en politique, et jusqu’à ce que le cours des évènements ne le fasse changer d’avis, Hitler était un partisan de la révolution violente. Tribun charismatique, agitateur de brasserie, il ne s’imaginait pas encore mener le combat politique selon les méthodes traditionnelles du parlementarisme — une « invention des Juifs » pour reprendre ses propres mots. 24 Si l’insurrection violente n’était pas le but avoué du mouvement national-socialiste à ses débuts, elle ne tarda pas à le devenir. L’effondrement de toutes les structures institutionnelles traditionnelles, le marasme dans lequel étaient plongés la démocratie allemande et son système parlementaire tant haï par les nationaux-socialistes, tout cela concourrait à projeter l’idée d’une révolution violente dans les esprits des leaders du mouvement. Et les Nazis se réjouissaient de cette situation de chaos : ainsi que Gregor Strasser l’expliquera froidement, « tout ce qui participe à précipiter la catastrophe est bon, très bon pour et pour notre Révolution Allemande ». 25 D’ailleurs, les troupes avaient le sang encore brûlant et c’est avec raison qu’Hitler affirma que les soldats allemands revenus de la guerre étaient devenus « des révolutionnaires qui aimaient la révolution pour elle-même et désiraient voir la révolution être établie comme une situation permanente. » 26 Quelques mois avant l’assaut munichois, les Nazis préparèrent leur prise du pouvoir par un putsch. Fructueuse en Russie et en Italie, la révolution violente pouvait aussi être un succès en Allemagne : telle était la conviction des dirigeants du NSDAP en ce milieu d’année 1923. « Nous voulons déchaîner la tempête, annonça Hitler en avril. Ne vous endormez pas : vous devriez savoir qu’une tempête se prépare. » 27
     Le flou qui entoure le récit des évènements habituellement rassemblés sous le vocable « Putsch de la Brasserie » a fortement contribué à faire la légende du parti national-socialiste. Ce coup d’Etat mal organisé, voir complétement improvisé, émergea en Novembre 1923 comme la seule réponse possible aux troubles graves que connaissait alors l’Allemagne. Ruinée par l’hyperinflation et encore meurtrie par la défaite lors de la guerre, la société allemande semblait être un terreau fertile pour une révolution national-socialiste. 28 L’histoire en décida autrement, et plutôt qu’un grand mouvement historique, le putsch tourna rapidement en farce. Hitler et ses hommes avaient espéré que l’armée rejoigne leurs rangs : ce ne fut pas le cas. Désemparés face au tour que prenaient les évènements, Hitler et ses « troupes » entamèrent une « marche », vite stoppée par la police, qui ouvrit le feu. Les quelques tirs firent seize morts et de nombreux blessés. 29 Après s’être d’abord enfuit, Hitler fut arrêté, jugé, et condamné à cinq ans d’emprisonnement. Il sortira au bout de quelques mois. En prison, il eut le temps de lire Nietzsche, Chamberlain, mais aussi Marx. Il entama également l’écriture de Mein Kampf dont le premier tome allait paraître en 1925. Relâché en décembre 1924, Hitler remit le parti sur pieds dès février 1925.  
     « C’est de cette époque que date ma conviction que nous ne pouvions plus obtenir le pouvoir par la force » commentera plus tard Hitler. 30 L’échec du Putsch de la Brasserie, si palpable et en même temps si prévisible, sonnait en effet la fin du rêve révolutionnaire des Nazis. Dès lors, Hitler eut la lucidité de constater l’échec de sa stratégie de conquête du pouvoir, et surtout, d’en changer. Au lieu de prendre les armes dans une conquête acharnée mais assez désespérée, il imagina une arrivée au pouvoir dans la légalité et en respectant la constitution : la révolution se ferait par les élections. Il faudrait donc lutter contre la démocratie parlementaire en utilisant les moyens de ce système. Il faudrait se battre, élections après élections, année après année, pour obtenir enfin le pouvoir. Hitler accepta de s’y résoudre et n’imaginait pas qu’on puisse lui barrer la route. « Tôt ou tard nous aurons une majorité — puis nous aurons l’Allemagne » lançait-il avec énergie. 31  
     En cela il témoignait d’un plus grand bon sens que Marx, qui, sa vie durant, resta accroché à l’idéal étriqué de la révolution violente. « Que la bourgeoisie tremble à l’idée d’une révolution communiste » avait prévenu le Manifeste de façon célèbre. 32 Mais, à l’évidence, s’il est vrai qu’elle trembla, et à plusieurs occasions, la bourgeoisie européenne n’a jamais été proche de tomber. Marx alla ainsi d’échecs en échecs, et même après le désastre de la Commune de Paris en 1871, à laquelle il s’était rallié, il refusa d’admettre que la conquête légale du pouvoir puisse être une alternative intéressante. De fait, le mouvement communiste ne connut aucun succès de son vivant.
     Hitler choisit donc la voie légale, mais non volontairement : en réalité, il n’y avait pas d’autre choix. Après sa condamnation suivant le putsch manqué, il savait bien que tout faux pas lui était interdit. Il commit pourtant une faute dès sa sortie. Le 27 février, en détaillant le nouveau cadre de son action politique, il expliqua notamment : « à cette lutte, il n’y a que deux issues possibles : ou l’ennemi nous passe sur le corps, ou c’est nous qui passons sur le sien ». 33 Ce discours fut jugé trop radical et Hitler reçut l’interdiction de parler en public pour une durée de deux ans. Son parti politique n’était pas interdit, mais il savait bien que politiquement il continuait à marcher sur un fil, et pendant plusieurs années la situation resta des plus tendues.  De fait, Hitler fut de plus en plus inquiet par les risques d’interdiction du parti, surtout après qu’en mars 1931 le chancelier Heinrich Brüning publia un décret d’urgence pour lutter contre les partis politiques jugés trop dangereux. Les premières « purges » commencèrent à cette époque, d’abord avec Walter Stennes, puis avec Ernst Rohm, Gregor Strasser, et d’autres. Leur grand tort fut d’avoir trop insisté sur l’aspect révolutionnaire du national-socialisme ou d’avoir privilégié l’usage de la force quand celle-ci était formellement proscrite par les dirigeants du parti. Au milieu de la guerre, Hitler continua à rappeler à quel point la pression de la loi avait pesé sur lui durant ces années. « A la moindre imprudence je risquais de retourner en prison pour six ans. » raconta-t-il alors. 34 Il risquait même d’être renvoyé en Autriche, son pays natal.
     C’est également ainsi que les grands historiens du nazisme expliquent ce changement de tactique : il changea parce qu’il le fallait. « Bien que le NSDAP rejeta la démocratie parlementaire en principe, explique ainsi Wolfgang Benz, il dut suivre une voie légale d’accès au pouvoir pour des raisons tactiques. » 35 Les raisons tactiques permettent en effet de comprendre une manœuvre qui, eu égard au programme politique d’Hitler et à ses discours sur le parlementarisme et la démocratie, aurait facilement pu sembler curieuse voire paradoxale. Utiliser les méthodes parlementaires n’était qu’un moyen pour « faire entrer les loups dans la bergerie » comme le dira cyniquement Goebbels. Et Hitler l’expliquera ouvertement : « Nous ne sommes pas un parti parlementaire ce serait contradictoire avec l’ensemble de nos principes. Nous sommes un parti parlementaire seulement par obligation, sous la contrainte, et cette contrainte est la Constitution. » 36
     Affirmer qu’Hitler changea d’avis sur la révolution violente serait sans doute effectuer un raccourci trompeur. Dès 1932, donc bien après l’échec du Putsch de la Brasserie, les pressions révolutionnaires étaient déjà réapparues. « En ce temps-là, raconte Rauschning, toutes les pensées d’Hitler étaient en lutte avec la tentation de sortir de la voie légale qu’il s’était tracée lui-même pour arriver au pouvoir et pour s’emparer du gouvernement par une révolution sanglante, par une ‘‘marche sur Berlin’’. Il était constamment harcelé par ses collaborateurs les plus proches, qui l’incitaient à sortir de sa réserve et à engager la bataille révolutionnaire. Lui-même se trouvait en conflit avec son propre tempérament révolutionnaire, qui le poussait à agir avec toute sa passion, alors que sa sagesse politique lui conseillait de choisir le chemin plus sûr des ‘‘combinaisons’’ politiques et de remettre à plus tard ce qu’il appelait ‘‘sa vengeance’’. Il est avéré qu’au moment des élections de l’automne 1932, une révolution nationale-socialiste était sur le point d’éclater. » 37  La véracité de ce récit est appuyée par  le témoignage apporté par Goebbels dans son journal. Dès 1930, après une session agitée au Reichstag, il notait avec enthousiasme : « c’est le début de la révolution. Pourvu que cela continue ! » et en 1932, il indiquait également : « J’ai donné mes instructions aux dirigeants des SA et SS. Le malaise est partout. Le mot “putsch” est partout dans l’air. »  38
     En effet, dans le milieu national-socialiste, le mot putsch était encore sur toutes les lèvres. Courant 1932, une tentative révolutionnaire des plus radicales fut préparée en secret. Elle n’était l’œuvre que d’une section régionale de SA, et n’avait sans doute jamais reçu l’aval des instances supérieures du parti, mais l’extrémisme dont elle témoignait en fait un évènement significatif. Le putsch exposé dans ces documents devrait participer à la création d’une société socialiste révolutionnaire, dans laquelle le travail serait rendu obligatoire pour tous, la monnaie serait abolie, et le rationnement des biens alimentaires serait introduit.
     Hitler ne mit pas longtemps à se désolidariser de ces initiatives, et à repousser au fond de lui son profond caractère de révolutionnaire. Il ne fallait pas effrayer les bourgeois et les classes-moyennes qui voyaient d’un très mauvais œil les appels à la révolution violente. Coupable d’avoir trop insisté sur l’aspect « socialisme révolutionnaire » du mouvement, Otto Strasser, jadis membre influent du Parti, fut évincé par Hitler. Son message, clairement, n’était pas en phase avec la stratégie « légaliste » d’Hitler. Après avoir mis la main sur le vote ouvrier et paysan, il fallait parvenir à séduire les classes moyennes et les couches supérieures de la population. Hitler en était convaincu : ce n’est pas en  parlant d’expropriation, de propriété commune des moyens de production, ou de révolution socialiste en Allemagne qu’on y parviendrait. Strasser fut donc écarté.
     L’objectif premier de la révolution national-socialiste était la création d’une société nouvelle. Contrairement à la société communiste, ou du moins à son idéal, elle ne serait pas « sans classe » mais hiérarchisée. Mais tout bien considéré, ces différences importent peu. Ce qui contribuait véritablement à affirmer leur caractère révolutionnaire n’était pas tant le modèle de société qu’ils avaient en tête, mais simplement le fait qu’ils en avaient un. Pour autant, il est difficile de dire si c’est leur caractère révolutionnaire qui poussa les Nazis sur le chemin du constructivisme ou l’inverse. Il semble que ces deux dimensions s’entretenaient l’une et l’autre.
     A la lecture de Mein Kampf et des discours des hauts cadres nazis de 1920 à 1945, il apparait clairement que ceux-ci étaient tout à fait convaincus du caractère « révolutionnaire » de leur mouvement, et qu’ils en tiraient une véritable fierté. Ils étaient fiers, oui, de l’objectif grandiose qu’ils s’étaient fixé : la rénovation complète de la société allemande. Pour cela, ils en étaient conscients, il fallait une révolution, et violente si possible. Le régime nazi ne cacha jamais cette dimension. A l’inverse, elle était mise constamment en avant par la propagande du Parti. Alles muss anders sein ! (« Tout doit être différent ! ») resta pendant de longues années l’un des slogans les plus utilisés. Goebbels, le chef de cette propagande, adressera même ces mots aux adversaires d’Hitler : « Vous nous traiterez d’instruments de la destruction, mais nous autres, nous nous appelons les enfants de l’indignation. Nous voulons le bouleversement radical de toutes les valeurs. On prendra peur devant le radicalisme de nos exigences. » 39
     Les Nazis se présentaient comme les opposants de la droite conservatrice et ils le furent véritablement. Leur prise du pouvoir, sonnant la fin des années d’une présidence qu’ils qualifiaient de « bourgeoise », constitua en elle-même une révolution. Plus tard, lorsqu’ils évoquèrent leur arrivée au pouvoir, les Nazis parlèrent avec grand enthousiasme de l’ « amorce d’une ère nouvelle » et d’un « tournant décisif ». 40 La saisie du pouvoir (Machtergreifung) par les Nazis a même été interprété par certains historiens comme « l’une des plus grandes transformations arrivées sur terre » 41 Le grand Raymond Aron défendit lui aussi cette idée selon laquelle l’arrivée du nazisme au pouvoir fut véritablement une révolution, définissant une révolution comme « un changement soudain, accompagné de plus ou moins de violence, la substitution d’une classe politique à une autre, d’une idéologie à une autre, d’un mode de gouverner à un autre. » 42
     Même après que la prise du pouvoir se soit faite par des moyens légaux, Hitler aimait raconter cette histoire en insistant sur la « lutte féroce » qu’il avait dû mener. Les héros révolutionnaires, disait-il, n’acquièrent leur gloire que dans le combat. C’était la leçon qu’il avait retenu de sa participation à la Première Guerre mondiale, et c’était l’un des principes directeurs de son action politique. « Notre conquête du pouvoir n’a pas été sans difficultés, raconta-t-il à un jour à ses proches. Le régime joua toutes ses cartes, et n’en oublia aucune, afin de repousser autant que possible l’évènement inévitable. La bière nationale-socialiste était un peu trop corsée pour les estomacs délicats. » 43 Il se plaisait ainsi à rappeler la difficulté de son combat, et considérait systématiquement sa nomination au poste de chancelier comme le début d’une révolution, sinon une révolution en elle-même. Ce sentiment était d’ailleurs partagé par certains journalistes, et notamment ceux clairement opposés au nazisme, pour qui la prise du pouvoir par Hitler en janvier 1933 avait été « une Marche sur Rome à l’allemande ». 44
     En outre, dès son arrivée au pouvoir, le parti national-socialiste adopta la mentalité de la révolution permanente : il faudrait tout révolutionner, et constamment. Le nazisme devait rester un mouvement à part, unique historiquement. « Si le nouveau régime s’immobilise dans une formule, expliqua Hitler, c’est alors qu’on pourrait considérer sa vertu révolutionnaire comme épuisée. Il faut lui conserver aussi longtemps que possible son caractère révolutionnaire pour éviter de paralyser sa force créatrice. » 45