mardi 2 octobre 2012

L'inspiration italienne


     L’arrivée du fascisme en Italie fut un élément fondamental dans l’émergence du parti nazi comme force politique de première importance. Tandis que l’hyperinflation des années 1921-1923 ne contribua que marginalement à le sortir de l’ombre, le coup d’Etat des hommes de Mussolini l’inspira et le dynamisa profondément. Au milieu de la guerre, Hitler reviendra sur cette influence dans une de ses « conversations de table » : « N’imaginez pas que les évènements en Italie n’aient eu aucun impact sur nous. La chemise brune n’aurait probablement jamais existé sans la chemise noire. La marche sur Rome, en 1922, fut l’un des tournants de l’Histoire. Le simple fait qu’une telle action puisse être tentée, et puisse réussir, nous donna une impulsion. » 1
     Benito Mussolini, le futur leader de la révolution fasciste, avait eu un parcours mouvementé, et de notre point de vue, extrêmement intéressant. Socialiste proche du syndicalisme révolutionnaire puis critique face à l’internationalisme de son parti, Mussolini « réunissait dans son itinéraire politique les différentes composantes de ce premier fascisme. » 2 Né en 1883 — l’année de la mort de Marx et de la naissance de Keynes : tout un symbole — dans une petite ville du nord de l’Italie, il fut fortement et durablement marqué par les positions politiques de son père. Alessandro Mussolini, socialiste ouvertement révolutionnaire, avait donné à son jeune fils les prénoms Benito Amilcare Andrea, en référence à Benito Juarez, Amilcare Cipriani et Andrea Costa, trois grands activistes socialistes. Il prit également soin  de former son fils à la pensée des théoriciens socialistes et communistes, l’initiant notamment aux idées de Karl Marx. 3 Son père, comme les socialistes de l’époque, considéraient que « le gouvernement devrait prendre le contrôle des manufactures et que les travailleurs — non les riches propriétaires — devraient gérer la société. » 4
     Devenu journaliste socialiste, le jeune Benito Mussolini fut d’abord l’éditeur de L'Avvenire del Lavoratore (L’avenir du travailleur), puis de Lotta di classe (La Lutte des Classes), avant de diriger le célèbre Avanti ! (En avant !). Ses positions politiques étaient fermes, et sans aucune ambiguïté. « Les discours et articles de Mussolini, raconte ainsi un biographe, étaient toujours en faveur du socialisme. Il y prêchait la révolution, souvent par des moyens violents. Les travailleurs devaient arracher les chaînes imposées par les propriétaires des entreprises et des fermes. Lorsque la révolte serait terminée, le monde serait juste et les travailleurs domineraient. » 5 A. James Gregor, évoquant ces jeunes années de journaliste, parle quant à lui d’une conviction socialiste forte et d’une acceptation d’un « socialisme orthodoxe intransigeant et doctrinaire. » 6 De par son activité journalistique et militante, Benito Mussolini acquit dès cette époque une grande renommée au sein du mouvement socialiste italien, ainsi qu’un surnom : il Duce (le chef). 
     Nationaliste convaincu et fervent socialiste, il était devenu l’une des figures centrales du mouvement socialiste italien. Lorsque la guerre éclata, il se prononça en faveur de l’intervention armée, ce qui lui valut d’être exclu du Parti Socialiste Italien, qui avait préféré choisir la neutralité. Ce point a été affreusement monté en épingle par certains historiens. Comme ceux du nazisme, les historiens du fascisme italien ont tendance à vouloir se débarrasser par tous les moyens de l’encombrante dimension socialiste dans le fascisme. Ainsi l’un des grands biographes de Mussolini, Renzo De Felice, explique-t-il que Mussolini abandonna le socialisme au début de la Première Guerre mondiale, pour devenir nationaliste. 7 Imaginer qu’il fut à la fois socialiste et nationaliste, à la manière d’Hitler, est de toute évidence impossible à admettre pour lui. Peter Neville explique quant à lui que Mussolini a « trahi l’héritage socialiste de son père » en optant pour le nationalisme, et que par la suite son socialisme ne servait qu’à « renforcer sa popularité auprès de la classe ouvrière. » 8 Evidemment, tout comme un gentil socialiste est nécessairement sincère, un méchant socialiste ne peut l’être. Nous verrons ces plates excuses ressortir dans l’étude du cas nazi.
     Durant les premiers mois de l’année 1917, c’est-à-dire au moment de l’éclosion de la Révolution russe, Mussolini afficha son plus complet soutien au mouvement bolchevik, ne tarissant pas d’éloges pour son leader, Lénine. En Europe occidentale, la Grande Guerre continuait. Mussolini servit en tant que soldat.
     La guerre terminée, il mit sur pieds une organisation politique, les Fasci di Combattimiento (Faisceaux de combat). Fondée en mars 1919, l’organisation politique fut vite dotée d’un programme aux inclinaisons clairement socialistes : taxation forte du capital, création d’un salaire minimum, loi limitant à 8 heures le travail journalier, ainsi qu’une forme de sécurité sociale. « Nous déclarons la guerre au socialisme, expliqua Mussolini à l’époque, non pas parce qu’il est socialiste, mais parce qu’il s’oppose au nationalisme. Nous souhaitons être une minorité active qui puisse pousser le prolétariat en dehors du parti socialiste officiel. » 9 Le fascisme, d’ailleurs, portait bien son nom. En reprenant le terme fasces signifiant « faisceaux » et désignant le pouvoir coercitif pendant l’Empire romain, le mouvement exprimait bien son idéologie politique : la réunion coercitive d’un groupe d’individus pour former un tout fortifié. Dans l’esprit déjà, il s’agissait là de l’inverse de la société morcelée et individualiste qui était née avec l’éclosion du capitalisme. Au passage, il est intéressant de noter que le terme « fascisme » avait été utilisé pour la première fois en 1892 par un groupe socialiste de travailleurs agricoles.
     Au début des années 1920, les fascistes utilisèrent la terreur comme le feront plus tard leurs « cousins » nationaux-socialistes en Allemagne. La violence était utilisée sans gêne ni honte : elle était même décrite comme une vertu. Fascistes italiens et nazis allemands avaient les mêmes ennemis : les autres partis de gauche et les grandes entreprises. Parmi les actions « coup de poing » des hommes de Mussolini, une pratique récurrente fut l’occupation d’usines et d’entreprises afin de réclamer la propriété commune des moyens de production L’escalade de la violence mena à la révolution. En octobre 1922, au terme de deux « années rouges » (les biennio rosso) marquées par une tension sociale forte bien qu’essentiellement larvée, les factions mussoliniennes organisèrent une grande « marche sur Rome ». A Naples, le 24 octobre, Mussolini précisait ses intentions : « Notre programme est simple : nous voulons gouverner l’Italie » 10 Quatre jours plus tard, devant le peu de réaction du roi Victor Emmanuel III, le premier ministre Luigi Facta prit la décision de démissionner. Mussolini fut appelé à former un gouvernement.
     Bâtie sur des prémisses socialistes et entretenu par un rejet permanent des institutions de la société capitaliste, la doctrine fasciste pouvait se mettre en place. Mussolini prit soin d’en expliquer partout les fondements. « La conception fasciste de la vie, écrivit-il notamment, insiste sur l’importance de l’Etat et n’accepte l’individu que pour autant que ses intérêts coïncident avec ceux de l’Etat. Cette conception s’oppose au libéralisme classique qui écarte l’Etat au nom de l’individu ; le fascisme réintroduit les droits de l’Etat comme étant l’expression de la véritable essence de l’individu. Si le libéralisme défend l’individualisme, le fascisme défend le gouvernement. » 11
     On ne peut pas reprocher à Mussolini d’avoir caché les fondements de son idéologie politique, et cela d’autant plus qu’il fut celui qui, en 1925, évoqua la « farouche volonté totalitaire » de son mouvement. En 1932, il répètera encore que « le fascisme est absolument opposé aux doctrines libérales, tant dans la sphère politique que dans la sphère économique. » 12 Cette opposition claire aux principes du libéralisme permit à Mussolini de recevoir les applaudissements d’une large partie des leaders de la gauche européenne qui, jusqu’au début des années 1940, considérèrent qu’il était l’un des leurs. Dès 1932, Harold Nicolson, homme politique anglais venant de la gauche travailliste, nota ainsi sur le fascisme italien : « Il est incontestablement une expérience socialiste, puisqu’il a pour but de détruire l’individualisme. » 13
     Pour celui qui conserve en tête le positionnement politique de Mussolini et de son organisation, les mesures sociales très « généreuses » mises en œuvre par le régime fasciste ne sont pas la source d’un grand étonnement. La politique de grands travaux, la construction de grandes infrastructures routières, l’instauration de congés payés, le durcissement de la législation sur le travail, la sécurité sociale : nous retrouverons chacun de ces éléments dans le nazisme. Comme en Allemagne, l’économie dans sa globalité fut progressivement mise sous le contrôle de l’Etat. Dépendantes de la bienveillance et des faveurs du pouvoir politique, les entreprises se lancèrent dans la chasse aux subventions, prêts, autorisations, permis, etc. Aucune ne pouvait survivre sans cela : l’Etat omnipotent, par nature, intervient massivement. En 1934, Mussolini déclara avec enthousiasme : « Trois-quarts du système économique italien a été subventionné par le gouvernement. » 14
     Cette même année vit surgir le conflit avec l’Ethiopie, par lequel les poussées expansionnistes italiennes prenaient enfin corps. Plus tardivement, des mesures anti-juives furent même mises en place. Il n’est donc pas étonnant que de tous les dirigeants que comptait l’Europe de l’époque, aucun ne fut autant révéré par les Nazis que Benito Mussolini. Il prit place dans leur galerie des grands hommes, à côté des figures adorées de César, Napoléon, Bismarck, et Lénine. C’est sans surprise que nous apprendrons qu’un buste imposant de Mussolini décora durablement le bureau du Führer. « Je dois le dire, avoua Hitler, j’ai toujours grand plaisir à rencontrer le Duce. C’est un grand homme. » 15 A ses proches, il confiera même : « J’ai la plus grande estime pour le Duce, parce que je considère qu’il est un homme d’Etat incomparable. Sur les ruines d’une Italie ravagée il a réussi à construire un nouvel Etat qui est un point de repère pour l’ensemble de son peuple. Les luttes menées par les Fascistes ressemblent beaucoup à nos propres luttes. » 16
     Reproduire l’expérience victorieuse des fascistes italiens était l’objectif des Nazis. Il semblait que les conditions économiques de l’Allemagne s’y prêtaient, et que le leader énergique et charismatique était également disponible : « le Mussolini allemand s’appelle Adolf Hitler » clamait-on à la fin de l’année 1922. 17 Hitler n’eut aucun mal à adopter cette posture, comme le prouve l’interview qu’il accorda au Daily Mail peu avant le putsch munichois et dans lequel il se qualifiait de « Mussolini allemand ».
     Etrange source d’inspiration que ce Mussolini, pour un Hitler que l’on continue à qualifier d’homme de droite. Agitateur socialiste, révolutionnaire éhonté, il est à lui seul un exemple parfait de ce lien entre le socialisme et l’Etat omnipotent que nous pointons du doigt dans ce livre. Bolchevisme, fascisme, nazisme : en dépit de leurs différences marginales sur tel ou tel sujet, ils furent tous les trois nourris par le même terreau idéologique, celui du socialisme radical. Leur goût pour la révolution violente n’en est qu’une illustration. 




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Notes

1.        Hugh Trevor-Roper, Hitler's Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 10
2.        Catherine Brice, Histoire de l’Italie, Perrin, 2002, p.359
3.        Brenda Haugen, Benito Mussolini: Fascist Italian Dictator, Compass Point Books, 2007. p. 17
4.        Jeremy Roberts, Benito Mussolini, Lerner Publishing, 2005, p.10
5.        Ibid., p. 26
6.        James Gregor, Young Mussolini and the Intellectual Origins of Fascism, University of California Press, 1979, p.37. Ce livre admirable rend compte du lien très fort existant entre le fascisme et la doctrine marxiste et socialiste. Gregor qualifie Mussolini d’ « hérétique du socialisme », expliquant qu’il a développé la doctrine socialiste sur des bases nouvelles — des bases nationalistes, essentiellement.
7.        Voir Renzo De Felice, Mussolini il Rivoluzionario 1883-1920, Einaudi, 1995. Plus récemment, il en est venu à la conclusion que le fascisme italien avait de grandes affinités idéologiques avec la gauche révolutionnaire. Voir notamment Renzo De Felice, Fascism: An Informal Introduction to its Theory and Practice, Transaction Publishers, 1977, p.76
8.        Peter Neville, Mussolini, Routledge, 2004, p.2 ; Ibid., p.39
9.        Giuseppe Finaldi, Mussolini and Italian Fascism, Longman, 2008, p.138 ; Charles Delzell (éd.), Mediterranean Fascism, Walker & Co., 1970, pp.8-11
10.     Francis Ludwig Carsten, The Rise of Fascism, University of California Press, 1982, p.62
11.     Benito Mussolini, Fascism: Doctrine and Institutions, Adrita Press, 1935, p. 10
12.     Benito Mussolini, The Doctrine of Fascism, Enciclopedia Italiana, 1932, p.18
13.     George Watson, La littérature oubliée du socialisme, NiL éditions, 1999, p.165
14.     Gaetano Salvemini, Under the Axe of Fascism, Viking Press, 1936, p. 380. Voir aussi Thomas DiLorenzo, « Economic Fascism », The Freeman, Juin 1994
15.     Hugh Trevor-Roper, Hitler's Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 9
16.     Ibid., p.437
17.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008 p.147