L’arrivée du
fascisme en Italie fut un élément fondamental dans l’émergence du parti nazi
comme force politique de première importance. Tandis que l’hyperinflation des
années 1921-1923 ne contribua que marginalement à le sortir de l’ombre, le coup
d’Etat des hommes de Mussolini l’inspira et le dynamisa profondément. Au milieu
de la guerre, Hitler reviendra sur cette influence dans une de ses « conversations
de table » : « N’imaginez pas que les évènements en Italie
n’aient eu aucun impact sur nous. La chemise brune n’aurait probablement jamais
existé sans la chemise noire. La marche sur Rome, en 1922, fut l’un des
tournants de l’Histoire. Le simple fait qu’une telle action puisse être tentée,
et puisse réussir, nous donna une impulsion. » 1
Benito Mussolini, le
futur leader de la révolution fasciste, avait eu un parcours mouvementé, et de
notre point de vue, extrêmement intéressant. Socialiste
proche du syndicalisme révolutionnaire puis critique face à l’internationalisme
de son parti, Mussolini « réunissait dans son itinéraire politique les
différentes composantes de ce premier fascisme. » 2 Né en 1883 — l’année de la mort de Marx et
de la naissance de Keynes : tout un symbole — dans une petite ville du
nord de l’Italie, il fut fortement et durablement marqué par les positions
politiques de son père. Alessandro Mussolini, socialiste ouvertement
révolutionnaire, avait donné à son jeune fils les prénoms Benito Amilcare
Andrea, en référence à Benito Juarez, Amilcare Cipriani et Andrea Costa, trois
grands activistes socialistes. Il prit également soin de former son fils à la pensée des
théoriciens socialistes et communistes, l’initiant notamment aux idées de Karl
Marx. 3 Son père, comme les socialistes
de l’époque, considéraient que « le gouvernement devrait prendre le contrôle
des manufactures et que les travailleurs — non les riches propriétaires —
devraient gérer la société. » 4
Devenu journaliste socialiste, le jeune Benito Mussolini fut d’abord
l’éditeur de L'Avvenire
del Lavoratore (L’avenir du travailleur), puis de Lotta di classe (La Lutte des
Classes), avant de diriger le célèbre Avanti ! (En
avant !). Ses positions politiques étaient fermes, et sans aucune ambiguïté.
« Les discours et articles de Mussolini, raconte ainsi un biographe,
étaient toujours en faveur du socialisme. Il y prêchait la révolution, souvent
par des moyens violents. Les travailleurs devaient arracher les chaînes
imposées par les propriétaires des entreprises et des fermes. Lorsque la
révolte serait terminée, le monde serait juste et les travailleurs
domineraient. » 5 A. James
Gregor, évoquant ces jeunes années de journaliste, parle quant à lui d’une
conviction socialiste forte et d’une acceptation d’un « socialisme
orthodoxe intransigeant et doctrinaire. » 6 De par son
activité journalistique et militante, Benito Mussolini acquit dès cette époque une grande renommée au sein du mouvement
socialiste italien, ainsi qu’un surnom : il Duce (le chef).
Nationaliste convaincu et fervent socialiste, il était devenu l’une des
figures centrales du mouvement socialiste italien. Lorsque la guerre éclata, il
se prononça en faveur de l’intervention armée, ce qui lui valut d’être exclu du
Parti Socialiste Italien, qui avait préféré choisir la neutralité. Ce point a
été affreusement monté en épingle par certains historiens. Comme ceux du
nazisme, les historiens du fascisme italien ont tendance à vouloir se
débarrasser par tous les moyens de l’encombrante dimension socialiste dans le
fascisme. Ainsi l’un des grands biographes de Mussolini, Renzo De Felice,
explique-t-il que Mussolini abandonna le socialisme au début de la Première
Guerre mondiale, pour devenir nationaliste. 7 Imaginer qu’il fut à
la fois socialiste et nationaliste, à la manière d’Hitler, est de toute
évidence impossible à admettre pour lui. Peter Neville explique quant à lui que
Mussolini a « trahi l’héritage socialiste de son père » en optant
pour le nationalisme, et que par la suite son socialisme ne servait qu’à
« renforcer sa popularité auprès de la classe ouvrière. » 8
Evidemment, tout comme un gentil socialiste est nécessairement sincère, un
méchant socialiste ne peut l’être. Nous verrons ces plates excuses ressortir
dans l’étude du cas nazi.
Durant les premiers mois de l’année 1917, c’est-à-dire au moment de
l’éclosion de la Révolution russe, Mussolini afficha son plus complet soutien au
mouvement bolchevik, ne tarissant pas d’éloges pour son leader, Lénine. En
Europe occidentale, la Grande Guerre continuait. Mussolini servit en tant que
soldat.
La guerre terminée,
il mit sur pieds une organisation politique, les Fasci di Combattimiento (Faisceaux de combat). Fondée en mars 1919,
l’organisation politique fut vite dotée d’un programme aux inclinaisons
clairement socialistes : taxation forte du capital, création d’un salaire
minimum, loi limitant à 8 heures le travail journalier, ainsi qu’une forme de
sécurité sociale. « Nous déclarons la guerre au socialisme, expliqua
Mussolini à l’époque, non pas parce qu’il est socialiste, mais parce qu’il
s’oppose au nationalisme. Nous souhaitons être une minorité active qui puisse
pousser le prolétariat en dehors du parti socialiste officiel. » 9 Le
fascisme, d’ailleurs, portait bien son nom. En reprenant le terme fasces signifiant « faisceaux » et désignant
le pouvoir coercitif pendant l’Empire romain, le mouvement exprimait bien son
idéologie politique : la réunion coercitive d’un groupe d’individus pour
former un tout fortifié. Dans l’esprit déjà, il s’agissait là de l’inverse de
la société morcelée et individualiste qui était née avec l’éclosion du
capitalisme. Au
passage, il est intéressant de noter que le terme « fascisme » avait
été utilisé pour la première fois en 1892 par un groupe socialiste de
travailleurs agricoles.
Au début des années
1920, les fascistes utilisèrent la terreur comme le feront plus tard
leurs « cousins » nationaux-socialistes en Allemagne. La
violence était utilisée sans gêne ni honte : elle était même décrite comme
une vertu. Fascistes italiens et nazis allemands avaient les mêmes ennemis :
les autres partis de gauche et les grandes entreprises. Parmi les actions
« coup de poing » des hommes de Mussolini, une pratique récurrente
fut l’occupation d’usines et d’entreprises afin de réclamer la propriété commune
des moyens de production L’escalade de la violence mena à la révolution. En
octobre 1922, au terme de deux « années rouges » (les biennio rosso) marquées par une tension
sociale forte bien qu’essentiellement larvée, les factions mussoliniennes organisèrent
une grande « marche sur Rome ». A Naples, le 24 octobre, Mussolini
précisait ses intentions : « Notre programme est simple : nous
voulons gouverner l’Italie » 10 Quatre jours plus tard, devant
le peu de réaction du roi Victor Emmanuel III, le premier ministre Luigi Facta prit
la décision de démissionner. Mussolini fut appelé à former un gouvernement.
Bâtie sur des
prémisses socialistes et entretenu par un rejet permanent des institutions de
la société capitaliste, la doctrine fasciste pouvait se mettre en place.
Mussolini prit soin d’en expliquer partout les fondements. « La conception
fasciste de la vie, écrivit-il notamment, insiste sur l’importance de l’Etat et
n’accepte l’individu que pour autant que ses intérêts coïncident avec ceux de
l’Etat. Cette conception s’oppose au libéralisme classique qui écarte l’Etat au
nom de l’individu ; le fascisme réintroduit les droits de l’Etat comme
étant l’expression de la véritable essence de l’individu. Si le
libéralisme défend l’individualisme, le fascisme défend le gouvernement. »
11
On ne peut pas reprocher à Mussolini
d’avoir caché les fondements de son idéologie politique, et cela d’autant plus
qu’il fut celui qui, en 1925, évoqua la « farouche volonté
totalitaire » de son mouvement. En 1932, il répètera encore que « le
fascisme est absolument opposé aux doctrines libérales, tant dans la sphère
politique que dans la sphère économique. » 12 Cette opposition
claire aux principes du libéralisme permit à Mussolini de recevoir les
applaudissements d’une large partie des leaders de la gauche européenne qui,
jusqu’au début des années 1940, considérèrent qu’il était l’un des leurs. Dès
1932, Harold Nicolson, homme politique anglais venant de la gauche
travailliste, nota ainsi sur le fascisme italien : « Il est incontestablement
une expérience socialiste, puisqu’il a pour but de détruire
l’individualisme. » 13
Pour celui qui conserve en tête le
positionnement politique de Mussolini et de son organisation, les mesures
sociales très « généreuses » mises en œuvre par le régime fasciste ne
sont pas la source d’un grand étonnement. La politique de grands travaux, la
construction de grandes infrastructures routières, l’instauration de congés payés,
le durcissement de la législation sur le travail, la sécurité sociale : nous
retrouverons chacun de ces éléments dans le nazisme. Comme en Allemagne, l’économie dans sa globalité fut
progressivement mise sous le contrôle de l’Etat. Dépendantes de la
bienveillance et des faveurs du pouvoir politique, les entreprises se lancèrent
dans la chasse aux subventions, prêts, autorisations, permis, etc. Aucune ne pouvait
survivre sans cela : l’Etat omnipotent, par nature, intervient
massivement. En 1934, Mussolini déclara avec enthousiasme :
« Trois-quarts du système économique italien a été subventionné par le
gouvernement. » 14
Cette même année vit
surgir le conflit avec l’Ethiopie, par lequel les poussées expansionnistes
italiennes prenaient enfin corps. Plus tardivement, des mesures anti-juives
furent même mises en place. Il n’est donc pas étonnant que de tous les
dirigeants que comptait l’Europe de l’époque, aucun ne fut autant révéré par
les Nazis que Benito Mussolini. Il prit place dans leur galerie des grands
hommes, à côté des figures adorées de César, Napoléon, Bismarck, et Lénine.
C’est sans surprise que nous apprendrons qu’un buste imposant de Mussolini
décora durablement le bureau du Führer. « Je dois le dire, avoua Hitler,
j’ai toujours grand plaisir à rencontrer le Duce. C’est un grand homme. » 15
A ses proches, il confiera même :
« J’ai la plus grande estime pour le Duce, parce que je considère qu’il
est un homme d’Etat incomparable. Sur les ruines d’une Italie ravagée il a
réussi à construire un nouvel Etat qui est un point de repère pour l’ensemble
de son peuple. Les luttes menées par les Fascistes ressemblent beaucoup à nos
propres luttes. » 16
Reproduire
l’expérience victorieuse des fascistes italiens était l’objectif des Nazis. Il
semblait que les conditions économiques de l’Allemagne s’y prêtaient, et que le
leader énergique et charismatique était également disponible : « le
Mussolini allemand s’appelle Adolf Hitler » clamait-on à la fin de l’année
1922. 17 Hitler n’eut aucun mal à adopter cette posture, comme le
prouve l’interview qu’il accorda au Daily
Mail peu avant le putsch munichois et dans lequel il se qualifiait de
« Mussolini allemand ».
Etrange source
d’inspiration que ce Mussolini, pour un Hitler que l’on continue à qualifier
d’homme de droite. Agitateur socialiste, révolutionnaire éhonté, il est à lui
seul un exemple parfait de ce lien entre le socialisme et l’Etat omnipotent que
nous pointons du doigt dans ce livre. Bolchevisme, fascisme, nazisme : en
dépit de leurs différences marginales sur tel ou tel sujet, ils furent tous les
trois nourris par le même terreau idéologique, celui du socialisme radical.
Leur goût pour la révolution violente n’en est qu’une illustration.
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Notes
1.
Hugh Trevor-Roper, Hitler's Table Talk 1941-1944.
His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 10
2.
Catherine Brice,
Histoire de l’Italie, Perrin, 2002,
p.359
3.
Brenda Haugen,
Benito Mussolini: Fascist Italian Dictator, Compass Point Books, 2007.
p. 17
4.
Jeremy Roberts, Benito Mussolini, Lerner Publishing, 2005, p.10
5.
Ibid., p. 26
6.
James Gregor,
Young Mussolini and the Intellectual
Origins of Fascism, University of California Press, 1979, p.37. Ce
livre admirable rend compte du lien très fort existant entre le fascisme et la
doctrine marxiste et socialiste. Gregor qualifie Mussolini
d’ « hérétique du socialisme », expliquant qu’il a développé la
doctrine socialiste sur des bases nouvelles — des bases nationalistes,
essentiellement.
7.
Voir Renzo De
Felice, Mussolini il Rivoluzionario
1883-1920,
Einaudi, 1995. Plus récemment,
il en est venu à la conclusion que le fascisme italien avait de grandes
affinités idéologiques avec la gauche révolutionnaire. Voir notamment Renzo De Felice,
Fascism: An Informal Introduction to its Theory and Practice, Transaction
Publishers, 1977, p.76
8.
Peter Neville, Mussolini,
Routledge, 2004, p.2 ; Ibid., p.39
9.
Giuseppe Finaldi, Mussolini and Italian Fascism, Longman, 2008, p.138 ; Charles
Delzell (éd.), Mediterranean Fascism, Walker & Co.,
1970, pp.8-11
10.
Francis Ludwig
Carsten, The Rise of Fascism, University of California Press, 1982, p.62
11.
Benito
Mussolini, Fascism: Doctrine
and Institutions, Adrita Press, 1935, p. 10
12.
Benito Mussolini, The Doctrine of Fascism, Enciclopedia Italiana, 1932, p.18
13. George Watson, La littérature oubliée du socialisme, NiL éditions, 1999, p.165
14.
Gaetano Salvemini, Under the Axe of Fascism,
Viking Press, 1936, p. 380. Voir aussi Thomas DiLorenzo,
« Economic Fascism », The
Freeman, Juin 1994
15. Hugh Trevor-Roper, Hitler's Table Talk 1941-1944.
His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 9
16. Ibid., p.437
17.
Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008 p.147