mardi 2 octobre 2012

Un Parti de Révolutionnaires


     Le national-socialisme n’était pas seulement une réaction contre les principes du libéralisme, contre le capitalisme triomphant du siècle passé et les institutions démocratiques, il était aussi, et plus globalement, une révolte  violente contre l’ordre établi. L’ambition du mouvement avait été dès le début à la mesure du chamboulement révolutionnaire qu’il provoqua par la suite en Europe. Les recettes du passé, les dogmes économistes des « bourgeois libéraux », tout cela n’avait plus d’importance pour les Nazis : le monde devait « changer de base », pour reprendre une formule célèbre. La formulation de cette nouvelle « base », de cette nouvelle structure idéologique, avait été dès le début la grande ambition des théoriciens du parti, et ce souffle avait immédiatement contaminé l’ensemble du corps national-socialiste. Il ne s’agissait pas de réfléchir à des réformes ou à des arrangements à la marge. Ces « enfantillages », pour parler comme Hitler, n’étaient bons qu’à satisfaire les socio-démocrates. Le renouveau de l’Allemagne exigeait un changement de paradigme. « Notre mouvement crée la plateforme d’une nouvelle conception du monde » notait Goebbels dès 1924. 1 Telle était l’ambition du mouvement national-socialiste. Par sa volonté constructiviste, déjà, le national-socialisme était un mouvement révolutionnaire. 
     Hitler était-il un révolutionnaire ? Le national-socialisme était-il accroché à l’idéal de la révolution ? Ces questions peuvent légitimement sembler inutiles dans le cadre de l’analyse engagée dans ce livre. Pourtant, étant donnée l’importance de l’idéal de la révolution dans la doctrine socialiste et communiste, cet élément est pour nous un point de passage obligé. Ce chapitre répond à des questions que toute étude du nazisme amène à se poser. Son positionnement en début de livre permet d’éviter d’engager tout de suite la discussion sur les sujets fâcheux, mais ce n’est pas la seule raison. Les trois premiers chapitres du livre se structures autour d’évènements et de prises de positions d’avant la Machtergreifung, la « saisie du pouvoir ». Ensemble, ces chapitres permettent ou du moins tentent de permettre au lecteur d’obtenir une image cohérente du « projet national-socialiste ».
     Pour bien comprendre les Nazis et pour évaluer la teneur de leur engagement pour le socialisme, il est bel et bien nécessaire d’étudier la position qu’ils adoptèrent envers ce que François Furet appela fort justement « le mythe de la révolution ». Mais bien au-delà, l’étude de cette dimension dans le cadre plus général du national-socialisme est une condition nécessaire à la véritable compréhension de celui-ci. Comme le montrera Karl Dietrich Bracher, cette passion révolutionnaire était en effet fondamentale dans le nazisme et dans le combat d’Hitler lui-même, un avis partagé par Allan Bullock, qui, rapprochant les idées et les personnalités d’Hitler et de Staline, décrivit cette passion révolutionnaire comme un élément structurant et essentiel aussi bien pour l’un que pour l’autre. 2
     Dans le nazisme, le fascisme et le communisme, la révolution était un idéal de violence. Avec la même vigueur que Karl Marx et que les théoriciens du matérialisme historique, Hitler aimait à rappeler que la force était un moteur de l’histoire, et il ne faisait aucun doute pour lui que la force pouvait et devait être utilisée dans l’arène politique. De manière plus spécifique, Joseph Goebbels légitimait l’usage de la force par une sorte de « mission historique » accordée à Hitler et à son mouvement — on ne sait trop par qui. Comme en Russie Soviétique, l’ordre était clair : si le peuple ne veut pas de la révolution qui le sauvera, il faudra que celle-ci soit menée contre lui, et malgré lui, pour son bien. « Le sous-prolétariat ne veut pas se convertir, lança un jour Goebbels. Il faut faire son bonheur par la force. » 3 Certes, les Nazis n’avaient pas développé une théorie semblable à celle des bolcheviks et nulle part ne les voit-on se considérer comme l’ « avant-garde du prolétariat », mais la position restait la même, mêlant absence de scrupules et fanatisme béat. « Le temps des beaux sentiments est fini, expliqua un jour Hitler. Nous avons le devoir de contraindre notre peuple aux grandes actions, si nous voulons qu’il remplisse sa mission historique. » 4 De tels propos se retrouvent aisément chez Lénine, Mao, et les autres leaders autoproclamés de la révolution prolétarienne. La « mission historique » du prolétariat, celle de renverser l’ordre capitaliste, avait cautionné en Russie toutes les atrocités du bolchevisme. Cette même « mission historique » du peuple allemand, celle de retrouver une grandeur passée, professée dans des termes similaires, portait en elle-même les germes d’un grand désastre.
     Révolutionnaire, Adolf Hitler lui-même l’avait été depuis sa prime jeunesse, et il en tira toujours une grande fierté. Dans le récit qu’il fit de ses jeunes années dans Mein Kampf, il enjoliva à ce point son histoire que son accent mis sur sa « mentalité de révolutionnaire » est d’abord et avant tout significatif de son état d’esprit du début des années 1920. Rappelant le souvenir de Leopold Poetsch, un professeur d'histoire qui le marqua durant ses jeunes années, il nota dans Mein Kampf que celui-ci « fit de [lui] bien involontairement, un jeune révolutionnaire », avant de conclure en se qualifiant lui-même de « révolutionnaire en politique » 5 Hitler était donc très tôt habité par le souffle de la révolution, et selon son propre témoignage comme celui de ses proches, celui-ci ne le quitta plus. Face au dérèglement du monde, cette attitude de rejet complet lui semblait être la seule possible.
     Hitler avait fait ses premières armes en compagnie de l’extrême gauche, et c’est chez eux également qu’il se forma à la pratique révolutionnaire. Les leaders de la révolution bolchevique étaient certes des représentants célèbres de ces idéaux, mais les outils de la révolution n’étaient pas seulement disponibles dans le camp de la gauche communiste. C’est là pourtant qu’Hitler et que les Nazis vinrent puiser leurs propres conceptions. « J’ai toujours appris beaucoup de choses de mes adversaires, expliquait Hitler avec honnêteté. J’ai étudié la technique révolutionnaire dans Lénine, Trotski, et les autres marxistes. » 6 Contrairement à ce que l’on imagine souvent, le marxisme et le bolchevisme ne furent pas des idéologies politiques invariablement repoussées par les Nazis. Comme le montrera un prochain chapitre, les relations entre le national-socialisme et le communisme étaient plus ambigües qu’on a trop longtemps voulu le dire.
     Avec le marxisme révolutionnaire de Lénine et des bolcheviks, Hitler eut cependant une autre source majeure d’inspiration pour la continuation de sa lutte politique. Elle lui vint d’un homme qui avait fait son apparition sur la scène mondiale au moment où Hitler lui-même songeait à s’y projeter : Benito Mussolini.



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Notes
 
1.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.43
2.        Karl Dietrich Bracher, « The Role of Hitler: Perspectives of Interpretation » in Walter Laqueur (éd.), Fascism. A Reader’s Guide, Penguin, 1976, p.199 ; Allan Bullock, Hitler and Stalin. Parallel Lives, Harper Collins, 1991
3.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.169
4.        Herman Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.16. Je profite de l’occasion, si je puis dire, de l’évocation de cette source pour fournir un avertissement au lecteur. J’aurai pu aisément glisser dessus, en supposant, et sans doute tout à fait justement, que la fiabilité de ce livre ne paraîtra pas plus questionnable que celle de tout autre ouvrage, et qu’en tout cas, il n’y aura personne pour m’en vouloir de l’avoir utilisé. Alors voici quelques mots à titre d’avertissement. Rauschning fut le président national-socialiste du Sénat de Dantzig de 1933 à 1934, avant de rompre avec le Parti Nazi. La formulation des propos d’Hitler, tels qu’il les rapporte dans ce livre, a parfois pu paraître caricaturale ou excessive, bien que celui-ci ne reprenne aucun élément qui ne soit présent, sous une forme ou dans une autre, dans les autres déclarations du Führer. Certains auteurs ont critiqué sa fiabilité, et d’autres, en écrivant sur le national-socialisme, ont refusé d’en faire usage, au moins par prudence. Etant donné que des historiens aussi prestigieux et respectés que William Shirer, Joachim Fest, Allan Bullock, Robert Payne, Joseph Stern, Léon Poliakov, Nora Levin, et Gerhard Weinberg, l’ont tous utilisé, et sans aucune restriction, je ne vois pas de raison de ne pas en faire usage. J’ai pris la peine d’avertir le lecteur par courtoisie.
5.        Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.48
6.        Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.121